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La réforme de la santé au travail relancée

par Isabelle Mahiou François Desriaux / 09 juin 2020

L’Inspection générale des affaires sociales (Igas) vient de rendre publique une évaluation sévère du fonctionnement des services de santé au travail interentreprises. Avec la volonté de guider les discussions à venir entre partenaires sociaux concernant leur réforme.

Tel le monstre du Loch Ness, la réforme de la santé au travail sort de nouveau la tête de l’eau ! A la manœuvre, Charlotte Lecocq, auteure du rapport « Santé au travail : vers un système simplifié pour une prévention renforcée », publié il y aura bientôt deux ans. La députée LREM du Nord a battu le rappel en signant, mi-mai, avec 158 de ses collègues de la majorité, une tribune dans le Journal du Dimanche appelant à « une grande réforme ». Dans la foulée, les partenaires sociaux ont été appelés à reprendre, dès la mi-juin, les discussions sur le sujet, près d’un an après un premier round qui s’est soldé par un échec. Mais cette fois-ci, ils pourront s’appuyer sur un rapport supplémentaire, celui de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas), rendu public le 2 juin dernier. Ce document, daté de février, est le produit d’une « mission d’évaluation des services de santé au travail interentreprises (SSTI) », dont s’est auto-saisie l’Inspection.
Selon les informations réunies par Santé & Travail dans une enquête publiée en janvier, « Les sous et dessous de la médecine du travail », cette mission n’a pas été lancée par hasard. Au sein de l’administration et de l’Igas, on est en effet convaincu que le service rendu par les SSTI n’est plus en adéquation avec les cotisations versées par les entreprises. Et aussi que le blocage des discussions sur la réforme Lecocq est d’abord lié au camp patronal, qui ne veut pas perdre la main sur la gestion des services… comme sur la manne financière qui va avec ! Or, ce serait le cas avec la mise en œuvre de l’une des propositions phares de la réforme Lecocq : regrouper tous les opérateurs de prévention des risques professionnels dans une agence publique avec une gouvernance tripartite, associant l’Etat et les partenaires sociaux. Un casus belli pour le Medef.

« Fonctionnement complexe et redondant »

L’enquête de l’Igas dresse un portrait peu reluisant de la gestion actuelle des SSTI. Ainsi, dès la page 4 du document, le ton est donné à propos de leur gouvernance, qui « souffre d'un investissement insuffisant des partenaires sociaux dans un contexte où les contrôles internes et externes sont très limités »« Bien que placés au cœur du “ contrôle social ” des services, les employeurs et les salariés ne s’impliquent pas suffisamment dans ces instances de gouvernance au fonctionnement souvent complexe et redondant, ce qui se traduit par des difficultés pour obtenir des désignations pour y siéger. Les membres élus ou mandatés peinent à exercer un véritable contrôle, faute d’informations ou de formations adaptées », est-il écrit. Tout le monde en prend pour son grade, à l’instar des directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (Direccte), dont « le contrôle sur la gestion des services repose essentiellement sur l’examen de la conformité comptable ou juridique », mais pas sur le contrôle financier, « faute de supports adaptés et de compétences mobilisées pour traiter l’ensemble des informations qui leur sont transmises ». Plus loin, on peut lire également que, « malgré les réformes mettant l’accent sur l’utilisation efficiente de la ressource médicale et la prévention, les SSTI peinent à accomplir leur mission de manière homogène ». Un constat sans appel donc.
Pour inverser la tendance, les inspecteurs de l'Igas formulent 21 recommandations organisées en cinq blocs. Ceux qui espèrent toujours une remise en cause structurelle du système actuel de gestion des services risquent d’être déçus. Le rapport précise en effet d’emblée que les recommandations de la mission restent « compatibles avec les différents schémas de réorganisation à venir du système, tout en étant très structurantes pour les SSTI ». Afin d'améliorer la qualité du service rendu, les rapporteurs proposent de « redéfinir un socle de prestations de base en contrepartie de la cotisation » et de « développer un référentiel de certification des SSTI », articulé avec une procédure d'agrément. « Il faut préserver l'agrément, mais se donner les moyens d'un suivi et d'un contrôle, commente Catherine Pinchaut, secrétaire nationale à la CFDT, syndicat partisan du projet de réforme Lecocq. Présanse [NDLR, organisme représentant les services de santé au travail en tant qu’employeurs] s'est déjà lancée dans une telle démarche de certification. Le risque est qu'elle se résume à une normalisation des procédures sans prise en compte des spécificités des missions ni de la qualité du service rendu. »

« Une mission d’ordre public »

Afin d'« optimiser les ressources et le fonctionnement des services », le rapport préconise la promotion de la télémédecine et l'amplification de la pluridisciplinarité, avec élargissement du périmètre d'intervention des infirmiers. « Les recommandations de l'Igas partent du principe que le SSTI fournit une prestation de services, note le Dr. Alain Carré, vice-président délégué de l'Association santé et médecine du travail. C’est nier le caractère particulier de la mission d'ordre public de protection de la santé que remplit le médecin du travail. La clarification de ses conditions d'exercice “ en cohérence avec les orientations des projets de service des SSTI ”, comme le préconise le rapport, introduit un risque d'atteinte à son indépendance. Avec le développement de la télémédecine – inapplicable en médecine du travail –, cela concourt à faire disparaître la spécialité. »
Quant à la transparence de la gestion, qui constitue la troisième série de recommandations, elle passerait par un encadrement des cotisations (la définition d'un « tunnel ») et par un contrôle – aujourd'hui « faible » – qui pourrait être inscrit au programme de travail de l'Igas. Le rapport confirme une forme d'« aisance financière », déjà relevée par la Cour des comptes, et pointe « une gestion de trésorerie et la constitution de réserves à des niveaux parfois plus confortables que prudentiels ».
Côté pilotage, constatant que la « proposition très structurante » d'agences nationale et régionales de santé au travail portée par le rapport Lecocq n'est pas acceptée par une majorité d'acteurs, la mission de l'Igas suggère un « cadre de partenariat régulier et formalisé » – dénommé Alliance santé travail – entre l'Etat, les différentes institutions œuvrant à la prévention et une représentation des SSTI, avec un groupe permanent de suivi et une présentation annuelle de ses travaux aux partenaires sociaux via le Conseil d'orientation des conditions de travail (Coct). Une organisation déclinée régionalement. Au niveau des services eux-mêmes, l'idée est de simplifier le mode de gouvernance en fusionnant conseil d'administration et commission de contrôle. Le schéma est assorti d'une meilleure information et formation des membres, et d'une parité rééquilibrée (par suppression du principe de « voix prépondérante du président »).
« Ce scénario alternatif ménage la chèvre et le chou, estime Catherine Pinchaut. Avec Alliance santé travail, on collabore sans fusionner. Mais au niveau de proximité rien ne change. Or il y a un vrai enjeu : si la réforme se fait par le haut seulement, ce n'est pas efficace. » A la CGT, Jérôme Vivenza, secrétaire confédéral, voit dans le problème de gouvernance des SSTI, « pas seulement une question de structure, mais de démocratie, de non-respect du paritarisme ». Et de rappeler le récent épisode du confinement : « Combien de SSTI ont réuni leurs conseil d'administration et commission de contrôle quand ils ont eu recours au chômage partiel ? Il faut revoir les pratiques de fond en comble. Mais le sujet est tabou. » De fait, juge Alain Carré, « la prépondérance des employeurs, “ clients ” du SSTI, dans la gouvernance oriente la médecine du travail vers la sélection de la main-d'œuvre, une tendance qui résulte plus globalement de la confusion entre le domaine de la prévention médicale primaire et celui de l'aide aux entreprises ».
Enfin, les trois dernières propositions des rapporteurs visent à mettre en place un système d’informations permettant le partage de données individuelles (avec l’accord des salariés) entre SSTI ainsi que leur exploitation épidémiologique. Pour cela, les rapporteurs proposent que les services puissent utiliser l’Identifiant national de santé et consulter le dossier médical partagé.

« Mettre le système sous tension »

« L'harmonisation de l'offre, la définition de critères et d'indicateurs, la mise place de systèmes d'information interopérables... tout cela fait partie de nos propositions », se félicite Serge Lesimple, le président de Présanse, qui considère les propositions de ce nouveau rapport comme très intéressantes. Son seul regret : « Une approche qui privilégie les besoins de l’administration et qui ne prend pas encore suffisamment en compte la réalité de la responsabilité civile et pénale de l'employeur en matière de prévention. C'est elle qui justifie que la présidence du SSTI lui échoie. » Du côté de la CFDT, « globalement, on s'y retrouve », confirme Catherine Pinchaut. Point positif à ses yeux : « Le Coct, et ses déclinaisons régionales, est bien mis en avant, relégitimé. » « En revanche, en dehors de cette instance de concertation, les partenaires sociaux n'ont pas leur mot à dire alors qu'ils ont des avis à exprimer sur l'utilisation des données individuelles ou la télémédecine par exemple », regrette-t-elle.
Convaincus qu'il n'est plus possible de repousser encore une réforme, les auteurs inscrivent leurs recommandations dans un calendrier serré « pour mettre le système actuel sous tension », avec une nouvelle évaluation par l'Igas en 2023. A défaut d'avancées significatives dans cette période, ils envisagent le retour à un scénario plus structurant, inspiré du rapport Lecocq. Mais sans une remise en cause de la gestion patronale des SSTI, il n’est pas sûr qu'un véritable changement préservant la mission de protection de la santé remplie par le médecin du travail soit possible.