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Dans les restaurants grill, la méconnaissance des risques toxiques empêche leur prévention

par Zoé Cottin / 26 juin 2025

À Marseille, de premières mesures ont révélé la forte exposition aux particules fines de certains riverains à proximité de petits restaurants de grillades. En cuisine, aucune norme spécifique à la combustion au bois ne s’applique pour protéger les travailleurs. Faute d’études scientifiques, la prévention se fait au cas par cas.

Bras nus, sans masque de protection ni gant, Ramzi1  s’applique à tourner merguez et brochettes de poulet derrière un fourneau encrassé. Ou plutôt dedans. Toute la journée la tête entre les grilles et la hotte aspirante, au-dessus des graisses chaudes qui crépitent, il se prend des vagues de fumée dans le visage. Comme beaucoup de salariés des petits restaurants de grillades de la rue de la Fare et de la rue Longue des Capucins à Marseille. 

Tous sont méfiants et craignent d'être pointés du doigt depuis la sortie d’un rapport de l’observatoire de la qualité de l’air en PACA, AtmoSud, et du collectif Air citoyen en mai 2024. « À chaque fois qu'il y a un problème, c'est nous les Arabes qui sommes visés », se désespère l'un d'eux. Ledit rapport met au jour le risque environnemental et sanitaire des fumées des petits restaurants, où l’on cuisine au charbon de bois, dans les quartiers de Noailles et Belsunce. Installés chez quatre riverains, des capteurs de mesure de la qualité de l’air intérieur et extérieur ont révélé l'exposition de ceux-ci aux particules fines, avec des concentrations en PM10 (des particules dont le diamètre est inférieur à 10 micromètres) pouvant dépasser la valeur limite journalière européenne. Pour le foyer en proximité immédiate des restaurants grill, les résultats sont particulièrement alarmants.

Alors que la concentration moyenne quotidienne en PM10 ne devrait pas excéder 50 microgrammes par mètre cube d’air plus de 35 jours par an, des dépassements de ce seuil y ont été observés durant 115 jours pour une étude de 153 jours, soit 75% du temps. Avec des pics pouvant atteindre plus de 1 000 microgrammes par mètre cube. Première du genre, cette étude ne dit rien des risques qu'encourent les salariés eux-mêmes. S'il est difficile de savoir combien sont concernés, le portail de statistiques Statista recensait environ 1 000 restaurants de chaînes spécialisés dans le grill en 2016, hors petites structures donc. 

Un risque « laissé de côté »

Le problème, le voilà : « Il n’existe pas de plan de prévention particulier visant ce secteur d’activité. » La Direction régionale de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (Dreets) de Provence-Alpes-Côte d’Azur le reconnaît : « Faute d’éléments objectifs de sinistralité, il n’est pas identifié comme plus accidentogène qu’un autre. » Ce qui ne signifie nullement une absence de risques…

Plusieurs inspecteurs du travail, en mesure d’affirmer qu’il n’y avait pas eu de remontées auprès de la Direction générale du travail (DGT), estiment qu’il s’agit d’un « risque qui a été laissé de côté pour en prioriser d’autres ». L’un d’eux précise qu’il « n’a pas été traité », en l’absence « d’étude d’exposition pour prouver qu’un état de santé peut se dégrader du fait d’une exposition chronique ou ponctuelle. » Il poursuit : « Ce n’est pas forcément une bonne réflexion. On a longtemps considéré que les pompiers étaient protégés par leur casque et des études commencent tout juste à le démentir, comme le met en lumière le rapport du Sénat du 29 mai 2024. »

Il faut dire que caractériser le danger de la combustion du bois en cuisine s’avère complexe. Foyer ouvert ou fermé, mode de cuisson, type de bois cuit, type d’aliments, type de système de filtrage et d’extraction de l’air… nombre de critères font varier les mesures. 

© Zoé Cottin
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Exposition prolongée à des substances toxiques

Géry Cuveillier est l’un des seuls à avoir évalué les risques. Médecin du travail pour le service de prévention et de santé au travail Ipal, en 2017, il est missionné par une entreprise de parcs d’attraction de renommée mondiale pour réaliser une évaluation des risques professionnels de salariés qui travaillent en restaurant grill. « Lors de mes consultations, se rappelle-t-il, je me rends compte que la plupart souffrent d’une exposition respiratoire : ils se mouchent noir, ils ont les muqueuses nasales inflammées et de la toux. Certains sont aussi exposés de manière cutanée, avec des cicatrices sur les avant-bras, conséquences des brûlures qu’ils se font au contact de la graisse brûlante de viande. »

Il découvre un véritable cocktail toxique dans les fumées de cuisson de viande grillée : aldéhydes, amines hétérocycliques, hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), noir de carbone et particules fines de toutes tailles. « Sur les PM2.5 (particules dont le diamètre est inférieur à 2,5 micromètres), les niveaux d’intensité d’exposition sont bien supérieurs aux normes environnementales de 120 microgrammes par mètre cube en moyenne sur 8 heures », insiste-t-il. « Même si on reste sur des niveaux d’intensité d’exposition inférieurs aux normes professionnelles, le danger, appuie-t-il, c’est que cette exposition est longue, sur huit heures d’affilée, et qu’il s’agit de travailleurs en constant effort physique dont le rythme respiratoire est plus rapide. Ils inhalent donc plus. » 

À terme, les éventuelles conséquences ne sont pas à négliger selon le docteur Denis Charpin, ancien chef du service de pneumologie-allergologie à l'Hôpital nord de Marseille. Il pointe « le cancer du poumon et la broncho-pneumopathie chronique obstructive, une maladie qui grille les alvéoles pulmonaires responsables du transit de l’oxygène des bronches vers le corps ». Bien que toutes les substances de fumées ou de gaz ne soient pas forcément carcinogènes.

Un secteur qui passe sous les radars

Pour atténuer les risques, Laura Desplat, ingénieure en prévention des risques professionnels au groupement interprofessionnel médico-social (GIMS), un service de prévention et de santé au travail, dresse plusieurs recommandations. Parmi lesquelles des mesures techniques, comme privilégier la cuisson au gaz. 

Elle préconise aussi des mesures de protection individuelle pour les salariés, type masque anti-poussière FFP2/3, ou le lavage régulier des mains et des avant-bras afin d’éviter la pénétration des HAP à travers la peau. « Mais l’essentiel reste de faire que la qualité de l’air soit bonne pour ne pas reporter sur les travailleurs les mesures de protection », avertit le pneumologue Denis Charpin.

D’où la nécessité d’installer des systèmes de ventilation mécanique contrôlés. Dans les cuisines des quartiers de Noailles et Belsunce à Marseille, des hottes aspirantes extraient les fumées. Saïd Benamara, gérant de « La marmite du Maghreb », montre la sienne : « On est en règle, on a récemment fait le ramonage. » Ce volontarisme n'étonne pas Magali Guyon, fondatrice du collectif Air citoyen, à l'origine du rapport sur les fumées de ces restaurants pour l'observatoire AtmoSud. « La plupart de ces restaurateurs savent que l'exposition est mauvaise pour leur propre santé et ça les inquiète », explique-t-elle. « L'un d'eux m'a envoyé en photo un caisson à charbon actif qu'il pourrait installer. Mais à 1 500 euros la pièce, ces restaurateurs ne peuvent pas forcément se le permettre. Cela reste de petites structures. »

Pas de « contrôle particulier » de la Dreets

Dans ces entreprises, en particulier, repérer les potentielles maladies ou accidents professionnels peut s’avérer compliqué. Un rapport de l’Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact) relève que « ce sont de toutes petites entreprises de 0 à 3 salariés avec un maximum de 5. » Trop peu pour mettre en place un comité social économique (CSE) ou désigner des délégués syndicaux.

Ce qui pousse Serge Nardelli, secrétaire général du syndicat CFDT commerce et services des Bouches-du-Rhône, à avouer que son syndicat « n’a vraiment pas de connaissance de ce secteur. » Même constat chez Force ouvrière, où son homologue Michelle Fanucchi questionne l’action de l’inspection du travail : « Est-ce qu’elle attend qu’il y ait une alerte pour contrôler ou est-ce qu’elle fait des contrôles aléatoires ? » En guise de réponse, la Dreets informe Santé & Travail qu’il « n’y a pas eu de contrôle particulier. Mais dès qu’un agent de l’inspection du travail intervient dans un établissement qui fonctionne au feu de bois, il a conscience du risque d’exposition aux hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) et au monoxyde de carbone dû à la dégradation du bois, et du risque de brûlure. »

Absence de législation spécifique

Pourquoi n’y a-t-il donc pas plus de normes pour protéger les travailleurs ? Concernant la réglementation ventilation et aération, « on n’a pas d’application obligatoire de ces normes sur les restaurants, le législateur n’a pas dû estimer qu’on était sur des concentrations telles qu’il fallait l’appliquer », détaille un inspecteur du travail qui préfère garder l’anonymat. Dans le Code du travail, seul l’article R4412-5 dispose que « l'employeur évalue les risques encourus pour la santé et la sécurité des travailleurs pour toute activité susceptible de présenter un risque d'exposition à des agents chimiques dangereux ». Mais le Code du travail ne prévoit pas de dispositions d’évaluation spécifiques liés au risque de combustion du bois. 

L’agent de l’inspection du travail précise cependant que « ce n’est pas parce qu’il n’existe pas de législation spécifique qu’il ne faudrait pas mettre de chose en place. » Ajoutant que la prévention peut, certes, passer par la réglementation, « mais aussi par l’évaluation des risques que doivent mener les employeurs, établissement par établissement ». Au risque finalement que la protection des employés ne tienne qu’à la bonne volonté des employeurs. 

  • 1Le prénom a été modifié.
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