Des retardateurs de flamme toxiques pour les pompiers
L’émission d’investigation Vert de rage de France 5 révèle des données qui attestent de la contamination des soldats du feu par des agents cancérogènes ou reprotoxiques. Les représentants de la profession espèrent enfin des réponses des pouvoirs publics après des années d’inertie.
« Cancérogène. » C’est ainsi que le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) a qualifié, en juillet 2022, l’exposition professionnelle des pompiers sur la base d’indications « suffisantes » pour établir le lien entre certains cancers et leur métier. Ce classement par le Circ a été l’élément déclencheur d’un travail d’investigation mené par Vert de rage, émission de France 5 consacrée aux problématiques sanitaires et environnementales. Celle-ci diffusera mi-janvier un documentaire sur les risques générés notamment par les retardateurs de flamme. « Je porte ce projet d’enquête depuis près de sept ans, explique Martin Boudot, journaliste à Cash Investigation avant de lancer Vert de rage, pour qui il prépare le film. Je m’étais intéressé à la santé des pompiers lors d’un reportage dans une caserne de San Francisco où l’un d’eux, Tony Stefani, s’était battu pour faire reculer l’utilisation massive des retardateurs de flamme. »
Présents dans l’immobilier et le mobilier, en particulier les meubles rembourrés, ces produits supposés réduire le risque d’incendie domestique ont une toxicité avérée pour une efficacité incertaine, selon des études menées par l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) en 2014 et 2015. Fidèles à la démarche de l’émission, les journalistes Martin Boudot et Mathilde Cusin ont travaillé avec des scientifiques pour prouver l’exposition et la contamination des pompiers. En collaboration avec Kim Anderson, chercheuse au département de toxicologie environnementale et moléculaire de l’Oregon State University, aux Etats-Unis, ils ont équipé une vingtaine de pompiers français d’un bracelet en silicone qui capte les particules émanant des fumées d’incendies malgré les équipements de protection.
Exposés à des produits interdits
L’étude montre que tous les pompiers ont été en contact avec des retardateurs de flamme, y compris certains produits particulièrement néfastes et interdits depuis 2008. Des analyses sanguines sur ces professionnels ont été menées avec le docteur Petra Pribylova, directrice de recherche du laboratoire tchèque Recetox, spécialisé sur les risques générés par les produits chimiques. « Des retardateurs de flamme ont souvent été retrouvés dans les corps des pompiers, avec pour certains des niveaux plus élevés que pour la population générale », rapporte Martin Boudot.
Les syndicats de pompiers, qui alertent depuis longtemps sur leurs expositions, saluent le travail des journalistes. « En 2017, une étude de la Caisse nationale de retraite des agents des collectivités locales, la CNRACL, avait consacré le risque lié aux fumées d’incendie et leurs conséquences sur la santé des sapeurs-pompiers, explique Angelo Carlucci, représentant syndical CGT du Service départemental d’incendie et de secours du Nord (Sdis 59). Ce rapport mettait en cause les agents CMR – cancérogènes, mutagènes ou toxiques pour la reproduction –, dont les retardateurs de flamme font partie. Il rappelait que les sapeurs-pompiers en intervention ne sont pas intégrés au livre IV du Code du travail sur la protection des salariés. »
Le manque d’effectifs nuit à la prévention
Leur tenue est certes adaptée aux risques thermique et mécanique (abrasions, coupures, etc.), mais pas au risque chimique. « L’absorption ne se fait pas que par les voies aériennes, protégées par un appareil respiratoire, mais aussi par les tissus cutanés et les muqueuses sous la tenue non étanche, précise Frédéric Monchy, président du Syndicat national des sapeurs-pompiers professionnels (SNSPP-PATS). Or les pompiers sont exposés à quasiment la totalité des toxiques. » La règle voudrait que les tenues de feu soient rapidement ôtées après une intervention. « Mais nous sommes rattrapés par le principe de réalité, relève Angelo Carlucci. Le nombre d’interventions augmente plus rapidement que les effectifs de pompiers, ce qui peut nous obliger à repartir sur un feu ou à entrer dans une ambulance sans avoir pu se changer. »
Les représentants de la profession espèrent de la diffusion de l’enquête de Vert de rage une sensibilisation des ministères de l’Intérieur et de la Santé, dont ils dépendent, pour de véritables politiques de prévention. A commencer par un état des lieux, réclamé par le colonel Christian Pourny, alors à la tête d’une mission sur la sécurité des pompiers, dans un rapport de… 2003 ! « Nous demandons depuis des années la création de cette base à la direction générale de la Sécurité civile (DGSC) à partir des données de santé produites par les Sdis, une matière énorme dont on ne fait absolument rien », rappelle Frédéric Monchy.
Seul un cancer reconnu comme maladie professionnelle
En réaction aux premiers éléments révélés par Vert de rage, la DGSC – qui n’a pas répondu à notre demande d’interview – a annoncé vouloir créer un observatoire de la santé des sapeurs-pompiers chargé de « mesurer précisément l’exposition aux fumées et garantir le suivi post-professionnel de leur action ». Observatoire qui permettrait de fournir des données pour l’élargissement éventuel de la reconnaissance des maladies professionnelles. En France, le carcinome du nasopharynx est le seul cancer reconnu, alors que l’Etat américain du Nevada en reconnaît 28 différents et l'Australie 12.
La DGSC prévoit pour 2024 « un nouveau modèle de cagoule filtrante » et des « nouvelles tenues de protection incendie capables de stopper 70 % des polluants ». Des annonces qui laissent dans le vague deux points essentiels. « Que fait-on des 30 % de polluants que nous continueront d’absorber », interroge Angelo Carlucci. Enfin, le principe de la libre administration n’obligera aucun des Sdis à acheter ces équipements.