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Retraites : d’abord, prévenir la pénibilité

par Joëlle Maraschin / juillet 2022

Nombre de femmes et d’hommes usés prématurément par des expositions professionnelles ne sont déjà plus en mesure de se maintenir en emploi. L’urgence est donc d’instaurer un travail soutenable pour tous, avant de songer à reculer l’âge de la retraite.

Unanimement contre ! Toutes les organisations syndicales refusent le recul de l’âge légal de départ à la retraite annoncé par le président de la République et par son gouvernement. Parmi les raisons mises en avant, il y a l’incapacité des entreprises à faire face, déjà aujourd’hui, aux difficultés de maintien dans l’emploi de seniors à la santé fragilisée, abîmés par des conditions de travail usantes. Les métiers les plus pénibles physiquement, occupés par des ouvriers ou employés qui ont commencé à travailler tôt, sont difficilement tenables avec un problème de santé. Licenciés pour inaptitude ou d’autres motifs, au chômage, en invalidité ou survivant avec des minima sociaux, personne ne sait très bien ce que représente cette cohorte de l’ombre.
« Avec le recul de l’âge de la retraite, ce qui n’est déjà pas tenable le sera encore moins. Si on ne transforme pas le travail, de plus en plus de personnes seront conduites à sortir du marché du travail et se retrouveront dans des situations très compliquées », prévient Catherine Delgoulet, professeure titulaire de la chaire d’ergonomie au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam). D’après les dernières analyses de la direction de la Recherche, des Etudes, de l’Evaluation et des Statistiques (Drees), au ministère de la Santé, près d’un tiers des personnes ne sont déjà plus en emploi l’année précédant leur départ à la retraite. La Drees chiffre à 1,4 million le nombre d’individus âgés de 53 à 69 ans qui ne sont ni en emploi, ni en retraite, dont une majorité de femmes. Plus de 60 % sont des anciens ouvriers et employés et un tiers est en situation de pauvreté. Agés de 58 ans en moyenne, 29 % déclarent un mauvais ou très mauvais état de santé, contre 11 % des personnes de cette tranche d’âge. La Cour des comptes s’est émue en 2019 du coût pour la solidarité du basculement de ces seniors dans une « trappe à pauvreté », regrettant au passage que la réforme des retraites de 2010 n’ait pas anticipé cet impact du report d’âge.

90 % des salariés inaptes sont licenciés

Nombre de salariés seniors exclus du marché du travail le sont en raison de leur état de santé dégradé ou de leur handicap. Selon un rapport de la Haute Autorité de santé (HAS) sur la prévention de la désinsertion professionnelle, 850 000 avis d’aptitude avec réserve et 160 000 avis d’inaptitude ont été rapportés en 2012 chez les seuls salariés du secteur privé. Plus de 90 % des salariés déclarés inaptes sont licenciés. Le recul de l’âge d’ouverture des droits à la retraite, l’intensification du travail, l’absence de possibilité de reconversion ou encore la disparition des préretraites concourent à l’exclusion de salariés âgés, peu qualifiés, trop abîmés physiquement ou psychiquement. « Les fins de carrière pour les salariés usés sont déjà très compliquées. Les postes légers et les possibilités de reclassement ont disparu, notamment dans les petites et moyennes entreprises », observe Bénilde Feuvrier, médecin du travail dans le Jura et membre de l’observatoire Evrest (Evolutions et relations en santé au travail).
Si l’âge légal de la retraite est encore repoussé, cette praticienne prédit un recours plus fréquent aux avis d’inaptitude, avec licenciement à la clé. L’étude Ioda (Inaptitudes en Occitanie : diagnostics et analyses), menée par les médecins du travail de la région auprès de 1,2 million de salariés, dresse un portrait-robot des « inaptes ». Ce sont le plus souvent des femmes, d’un âge médian de 47 ans, des employés et ouvriers exposés à des contraintes physiques intenses, des horaires de travail atypiques, des contraintes de rythme, avec de faibles marges de manœuvre. Arrivent en tête les métiers de l’aide à la personne, les employés de commerce, les agents hospitaliers ou aides-soignants, les chauffeurs routiers, manutentionnaires, mais aussi des ouvriers du bâtiment en gros œuvre. Des métiers qualifiés d’essentiels durant la pandémie mais difficilement tenables toute une carrière. Les troubles musculosquelettiques (TMS) et psychiques, en particulier les dépressions, sont de loin les deux familles de pathologies à l’origine du plus grand nombre d’inaptitudes.

« Un dispositif verrouillé »

A défaut de politiques de prévention des risques au travail, des dispositifs ont été mis en place pour permettre aux salariés de partir plus tôt : compte pénibilité (voir encadré ci-dessous), carrières longues, travailleurs en situation de handicap, incapacité permanente d’origine professionnelle, travailleurs de l’amiante. Ainsi, parallèlement à la réforme de 2010, la possibilité d’une retraite à 60 ans a été ouverte pour les assurés atteints d’une incapacité permanente partielle (IPP) d’au moins 20 %, consécutive à une maladie professionnelle ou à un accident du travail. En 2019, 1 700 retraites ont été attribuées à ce titre. Depuis 2010, seulement 32 000 personnes, des hommes pour les deux tiers, ont bénéficié de cette mesure. « Le dispositif a été verrouillé par crainte d’une résurgence des préretraites », souligne Annie Jolivet, économiste et chercheure au Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET).

Les désillusions du compte pénibilité
Joëlle Maraschin

Renommé en 2017 « compte professionnel de prévention », en écartant au passage quatre des dix facteurs de risques prévus initialement, le compte pénibilité permet de financer un départ anticipé en retraite de deux ans au maximum, selon les points accumulés. Un dispositif qui n’a concerné tout au plus que quelques milliers de salariés, soit très peu de personnes au regard des plus de 650 000 qui partent chaque année en retraite.
« Il serait plus que temps de faire un bilan qualitatif et quantitatif de ce dispositif et de le verser au débat public », estime Annie Jolivet, économiste au Centre d’études de l’emploi et du travail (CEET). Pour avoir une idée de l’effectivité du dispositif, il faut éplucher les annexes des projets de loi de financement de la Sécurité sociale.
Depuis sa création en 2015, seulement 6 400 salariés ont demandé à utiliser leurs points pour partir plus tôt en retraite, 1 800 pour un passage à temps partiel, et 600 pour une formation. Même si une montée en charge est prévisible, on est très loin de l’annonce du précédent gouvernement de 10 000 personnes bénéficiaires d’une retraite anticipée par an dès 2018. Fin 2020, un compte avait été ouvert pour 1,8 million de salariés, des hommes en grande majorité.
Cette ouverture se fait dès la déclaration par l’employeur d’une exposition du salarié à l’un des facteurs de risques retenus par le dispositif. Mais elle n’entraîne pas pour autant l’octroi de points. Un point correspond à un trimestre d’exposition. Le nombre de points est plafonné à 100 sur l’ensemble d’une carrière et 10 points donnent droit à une anticipation du départ à la retraite d’un trimestre.
Le travail de nuit et celui en équipes alternantes sont les deux facteurs de risques qui ont entraîné le plus d’ouvertures de comptes. « Les critères de ce compte sont très restrictifs, loin de couvrir toutes les situations qui rendent le travail difficile à tenir. De plus, la pénibilité des professions féminines n’est pas prise en compte », observe Annie Jolivet. Les critères ont même, selon elle, appauvri le dialogue social autour de ce qu’est la pénibilité du travail. Les risques psychosociaux, qui dégradent tout autant la santé que les risques physiques, ne sont pas non plus pris en compte.

Les départs anticipés pour carrière longue ont concerné 19 % des nouveaux retraités sur l’année 2020. Leur nombre tend à diminuer depuis 2016, en lien avec une entrée plus tardive dans la vie active, et les bénéficiaires sont majoritairement des hommes. En effet, les femmes présentent plus souvent des parcours professionnels hachés, du fait d’une inégale répartition des tâches parentales et domestiques. Une étude d’Annie Jolivet et Anne-Françoise Molinié, également chercheure au CEET, met en évidence que les femmes qui subissent des configurations de travail pénibles lors de leur dernière partie de carrière sont plus souvent en emploi et moins souvent à la retraite que les hommes. En raison de parcours heurtés et précaires, elles doivent travailler plus longtemps, quand elles le peuvent, pour atteindre un niveau de pension un peu meilleur.

Priorité à la prévention primaire

Pourtant, l’accès à la retraite est gage de meilleure santé, notamment pour ceux et celles exposés à des conditions de travail pénibles. C’est ce que montre une étude cosignée par Thomas Barnay, enseignant-chercheur en sciences économiques à l’université Paris-Est Créteil, menée à partir des données déclaratives de l’enquête Santé et itinéraire professionnel (SIP). Pour les personnes confrontées à des contraintes physiques, la retraite a un effet bénéfique sur la santé générale perçue, tandis qu’elle diminue l’anxiété et la dépression des personnes exposées à des risques psychosociaux. « L’effet positif de la retraite sur la santé ne résorbe pas l’effet néfaste des conditions de travail passées », note-t-il cependant. D’après les dernières données de l’Institut national d’études démographiques (Ined), les ouvriers vivent ainsi six ans de moins que les cadres et dix ans de moins sans incapacité. « Une partie non négligeable d’ouvriers n’atteint déjà pas l’âge de la retraite », ajoute Thomas Barnay. Le recul de l’âge légal pourrait bien accroître les inégalités sociales de santé.
Face à l’allongement de la durée de vie active, la prévention de la désinsertion professionnelle (PDP) est devenue le maître-mot des politiques de santé au travail. Sans que l’on puisse juger de son efficacité. En vertu de la dernière loi santé au travail du 2 août 2021, la création de cellules PDP est obligatoire dans les services de prévention et de santé au travail interentreprises. « Il s’agit d’une formalisation de ce que nous faisions déjà », précise Bénilde Feuvrier. Pour ce médecin du travail, la prévention primaire, c’est-à-dire la suppression ou réduction des risques professionnels qui dégradent la santé, devrait être la priorité.
Pour aller vers un travail soutenable, Catherine Delgoulet pointe pour sa part au moins quatre dimensions à prendre en compte : la pression temporelle, la pénibilité des postures, les horaires atypiques et les changements permanents. « Un travail soutenable est un travail qui permet d’apprendre et de construire sa santé », souligne-t-elle. Le recul de l’âge de la retraite ne pourra faire l’économie d’actions pour la soutenabilité du travail, sauf à exclure de l’emploi des seniors éprouvés par des dizaines d’années d’activité pénible ou à les maintenir en poste au détriment de leur santé. Des enjeux de santé au travail finalement absents des considérations comptables sur la retraite.