© Candice Roger
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Au secours, mon manager est une IA !

par Rozenn Le Saint, journaliste / 03 juillet 2025

De plus en plus de travailleurs sont soumis à un management algorithmique, dont l’opacité provoque stress et sentiment d’isolement. Entre perte d’autonomie et pression du contrôle continu, ils souffrent de cette déshumanisation. Deuxième volet de notre dossier « IA, c'est quoi ce travail ? ».

En mars dernier, l'Agence de sécurité sanitaire (Anses) a alerté sur les conditions de travail et la santé des livreurs de repas à deux roues travaillant pour des plateformes numériques. L’expertise qu’elle a réalisée met notamment en lumière un « facteur majeur de risques » : le management algorithmique. Le recours « à une intelligence artificielle pour attribuer des tâches aux travailleurs, dans le but d’optimiser le rendement économique de la plateforme », à des « processus automatisés pour l’évaluation des prestations par les consommateurs, les évolutions des modalités de rémunération, les règles d’attribution des courses ou encore les sanctions infligées aux livreurs » génère, selon l’Anses, « une organisation du travail à risque pour leur santé », qui s’avère source d’opacité et de souffrance. 

« Le pilotage de l’activité est automatisé. Du fait du management algorithmique, il n’y a aucune marge de manœuvre ni de négociation possible avec une personne physique, explique Henri Bastos, directeur santé-travail de l’Anses. Si un problème avec un client ou sur la route survient, il n’y a personne vers qui se tourner. Cela renforce le sentiment d’isolement, source de souffrance au travail. » 

L’algorithme a tout pouvoir dans l’attribution des courses, dans les sanctions, voire dans l’expulsion de la plateforme numérique « sans transparence sur les critères, ce qui génère du stress, de l’anxiété pour les livreurs qui essaient de s’adapter en fonction de ce qu’ils en comprennent », selon Henri Bastos. 

Résultat : des phénomènes d’« auto-accélération ». Les coursiers, très précaires, acceptent de plus en plus de tâches, augmentent leurs plages horaires pour s’assurer de ne pas perdre cette source de revenus. Cela a pour effet d’intensifier le rythme de travail et de détériorer la santé physique des livreurs, avec une hausse du risque d’accident du travail sur la route, des sollicitations physiques facteurs de troubles musculo-squelettiques et une fatigue qui atteint aussi la santé psychique. « L’écart entre ce que prescrit la machine et le travail réel est immense », déplore Henri Bastos.

« Esclaves des machines »

Au-delà des seules activités de livraison, l’Anses préconise d’étudier les effets sanitaires du management algorithmique pour d’autres formes de travail. Car les plateformes numériques s’étendent à une diversité de professions, au-delà des livreurs et chauffeurs de véhicules de tourisme avec chauffeur (VTC).

« Comptables, informaticiens indépendants… se voient aussi attribuer des missions et des notations par l’algorithme. Ces travailleurs invisibles des plateformes numériques sont également payés à la tâche, comme les livreurs », souligne Nayla Glaise, présidente d’Eurocadres, l’organisme de représentation syndicale européen des cadres.

Plus largement, les entreprises délèguent de plus en plus le management à l’intelligence artificielle, qui grignote petit à petit la gestion des ressources humaines. Un comble. « Il existe des applications qui gèrent seules les questions de carrières, l’accès à la formation professionnelle, la définition des missions des travailleurs. Certaines sélectionnent même les collaborateurs qui peuvent bénéficier d’une promotion », relève Nayla Glaise.

Elle insiste sur l’importance, en cas d’utilisation de l’intelligence artificielle de réaliser une évaluation sur la santé et la sécurité au travail. « Quand on travaille avec des applications qui suppriment toute autonomie, par exemple sur la planification de son activité, puisqu’elles peuvent nous dire ce qu’il faut faire, quand et comment, afin que cela soit réalisé rapidement, cela a des répercussions sur la dignité. Nous devenons subordonnés à ces systèmes, esclaves des machines », dénonce-t-elle.

Un contrôle permanent

« Dès lors qu’une tâche de management est transférée à un algorithme, cela implique un risque pour la santé des travailleurs », confirme Nathalie Greenan1 , professeure d’économie au Conservatoire national des arts des métiers (Cnam). Les tâches des salariés des centres d’appels par exemple, sont pilotées par des algorithmes. « Les outils informatiques les mettent sous supervision, sans prendre en compte la réalité du travail du personnel, ce qui est générateur de stress », observe l’économiste spécialiste de l’analyse des changements au sein des organisations.

Car au-delà de la perte d’autonomie, le contrôle des machines est un autre facteur majeur de risques psycho-sociaux provoqué par le tout-IA. « Les enseignants se connectent à des plateformes pour échanger avec les étudiants, et les données renseignées peuvent servir à contrôler leur travail. Un chef d’établissement pourrait imposer d’utiliser ces data pour déterminer le temps à passer avec tel étudiant et planifier les tâches des professeurs. », illustre Nathalie Greenan.

Avec l’intelligence artificielle, le contrôle est permanent. L’algorithme surveille la vitesse d’accomplissement et la qualité, ce qui alimente le sentiment d’être supervisé et sous pression en continu. Il existe même des applications qui indiquent si l’on est actif derrière l’ordinateur, grâce aux données recueillies via les mouvements de la souris. « Dans le secteur public, le social ou tout métier en relation avec les clients, les machines permettent de savoir à quelle vitesse les dossiers ont été traités, sans prise en compte de leurs différents degrés de complexité réelle. », signale également Nayla Glaise.

D’autant que la relation avec le public a tendance à se crisper à mesure que les robots numériques remplacent les humains. Ces derniers doivent en effet gérer les utilisateurs qui n’ont pas obtenu satisfaction avec les réponses automatiques délivrées par les chatbots… Avec le sentiment de subir les conséquences de l’inhumanité de l’IA, de A à Z.

  • 1co-autrice de l’étude « Le travail et l’emploi à l'épreuve de l’IA : état des lieux et analyse critique de la littérature ».
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