
Tri des déchets : à Paris, des travailleurs sans papiers en lutte pour leur dignité et la santé publique
Entre 2017 et 2024, en région parisienne, des dizaines de sans-papiers ont été exploités par des entreprises sous-traitantes de géants du secteur des déchets. Vingt-quatre d’entre eux ont décidé de briser le silence, et saisi la justice. Ils demandent la condamnation des donneurs d’ordre pour manquement à leur obligation de vigilance.
« Quand on trie les déchets, le tapis roulant, il arrive vite, très vite. Il faut se dépêcher d’attraper les cartons, les cannettes et les bouteilles cassées… On ne sait jamais ce qu’on va trouver. Parfois, il y a des seringues », rapporte Hind, 29 ans, qui a travaillé plusieurs années pour NTI puis pour AR-Environnement. Ces sociétés, qui ont toutes deux fait l’objet d’une liquidation judiciaire, étaient sous-traitantes de grosses entreprises privées telles que Veolia, Suez, Paprec, Urbaser ou Engie, chargées du tri des déchets ménagers pour le compte de collectivités franciliennes, au titre de la délégation de service public. « J’étais payée 60 euros la journée, 80 euros la nuit, parfois en espèces, parfois en virement », poursuit Hind, qui était avertie de ses horaires de travail par SMS, du jour pour le lendemain, ou dans l’après-midi pour le soir. Jamais déclarée, elle a dû travailler enceinte, jusqu’à la fin de sa grossesse, et n’a pas eu de congé maternité.
Malgré les risques, une absence totale de protections
« Leurs équipements étaient totalement inadaptés à la dangerosité des postes, relate Katia Piantino, avocate des vingt-quatre anciens salariés de NTI et/ou d’AR-Environnement, ainsi que de la Fédération nationale des syndicats de transports CGT (FNST-CGT). Ils n’avaient pas de masques, pas de chaussures de sécurité, pas de lunettes et ils n’étaient pas formés. » Ces manquements sont d’autant plus problématiques que le secteur des déchets est très accidentogène. « Il y avait aussi des phénomènes de servitude, précise Jean-Paul Cadet, du Centre d’études et de recherches sur les qualifications (Céreq), avec des encadrants qui demandaient aux trieuses de venir faire le ménage chez eux. Plusieurs témoins ont aussi rapporté des violences sexistes et sexuelles. »
Découvertes dans la foulée de la mobilisation contre la réforme des retraites de 2023, les conditions de travail effroyables de ces travailleurs sans-papiers ont été patiemment recueillies par des syndicalistes CGT, et notamment par Ali Chaligui, coordonnateur syndical CGT du groupe Veolia Propreté. « La première action collective a eu lieu le 28 août 2023 avec l’occupation de l’usine Xvéo qui appartient à Veolia et au Syctom1 , détaille Katia Piantino. A l’issue de cette action, neuf personnes ont pu être régularisées et obtenir un CDI. »
Par ailleurs, vingt-quatre personnes ont décidé de saisir le Conseil de prud’hommes de Paris pour obtenir la reconnaissance de leurs nombreux préjudices, à commencer par les salaires non payés. « Nous avons mis près d’un an à monter cette action en justice, dit l’avocate. Il nous fallait définir quelle personne morale nous allions attaquer. » Le collectif a demandé la condamnation des donneurs d’ordre, sur le fondement d’un manquement à leur obligation de vigilance qui leur impose de s’inquiéter des conditions de travail chez leurs sous-traitants et du respect des normes de sécurité. L’affaire devrait être plaidée à la fin du mois de septembre 2025.
« Ils travaillent pour la santé de tous »
« Sans nous, la vie en société ne serait pas possible parce qu’on serait sous des montagnes de déchets, reprend Ali Chaligui. D’ailleurs, nous faisions partie des travailleurs essentiels pendant la pandémie, ceux pourvus d’autorisations de déplacement. » Pour Marjorie Ketters, membre de la CGT et animatrice du réseau intersyndical Eco-syndicaliste, « les travailleurs de ce secteur savent qu’ils travaillent pour la santé de tous. La preuve : quand ils s’arrêtent, la ville devient invivable au bout de quelques jours seulement. Et si les déchets toxiques ne sont pas gérés correctement, les travailleurs sont impactés, mais également les riverains à proximité des centres de tri. C’est important de faire le lien entre conditions de travail, santé environnementale et luttes sociales. D’ailleurs, dans la mobilisation des sans-papiers de NTI, c’est un accident du travail, donc une question de santé, qui a déclenché l’ensemble du processus. »
En janvier 2022, l’un de ces travailleurs sans papiers a fait une chute de hauteur et s’est fracturé l’épaule. « Faire déclarer l’accident par l’employeur a été très compliqué, rappelle Katia Piantino. Mais nous avons aussi eu des difficultés du côté de la Sécurité sociale. » Motif invoqué : la personne accidentée n’avait pas de titre de travail valide au moment de l’accident. Sauf que le Code de la Sécurité sociale n’impose rien de tel pour prendre en charge un accident du travail….
Les frontières de l’action syndicale redéfinies
« Cet accident, ça a été un choc pour eux, parce ce qu'ils se sont dit : "En fait, on risque nos vies simplement pour pouvoir payer notre loyer et manger" », remarque Alexandra d’Agostino, chargée d’études au Cereq. « Avec ce dossier, Ali Chaligui a contribué à redéfinir les frontières de l'action syndicale, puisque les syndicats sont, d'habitude, plus concentrés sur la défense des droits des salariés titulaires d’un contrat de travail, poursuit la chercheuse. Avec ce dossier, il est allé jusqu'aux marges invisibles du monde du travail. C’était une mobilisation tout à fait improbable parce que très difficile à mettre en place. »
Cet élargissement de la lutte syndicale aux marges a entraîné une émancipation des travailleurs sans papiers qui tiennent désormais, pour certains, à s’investir auprès des salariés pour défendre leurs droits. « Ils ont pu dire qu'ils étaient aujourd'hui sensibles au vécu des intérimaires, qui sont souvent confrontés eux aussi à des conditions de travail dégradées, relève Jean-Paul Cadet. Plus généralement, ils ont eu le sentiment d'avoir mené une action assez remarquable qu'ils veulent transmettre. »
- 1Structure intercommunale chargée du traitement des déchets ménagers de 82 communes en Ile-de-France
Droits des travailleurs sans papiers : La Poste condamnée, par Frédéric Lavignette, Santé & Travail, décembre 2023
Enquête sur l’esclavage des travailleurs sans papiers, par Alexia Eychenne, Santé & Travail, décembre 2023
Le « sale boulot » des travailleurs des déchets, par Clémence Fourneau, Santé & Travail, avril 2022