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Services à la personne : sortir de la précarité

par Stéphane Vincent / avril 2021

Quoi de commun entre une baby-sitter, un bricoleur venu monter un meuble à domicile et une auxiliaire de vie assistant une personne âgée dépendante ? Ces métiers ont été regroupés au sein d’un même secteur, celui des services à la personne. Une construction politique qui cache mal l’hétérogénéité des activités concernées. Car si toutes s’exercent au domicile de particuliers, elles ne répondent pas aux mêmes besoins ni aux mêmes enjeux. L’aide à domicile par exemple doit faire face au vieillissement de la population et assurer le maintien de l’autonomie des plus fragiles. Les pouvoirs publics ne s’y trompent pas puisqu’ils financent en grande partie cette activité. Cela permet de déclarer les emplois et d’accorder des droits aux salariés, sujet sur lequel la France se distingue de ses voisins européens. Seulement voilà, cette reconnaissance demeure largement insuffisante. C’est le cas pour le financement public de l’aide à domicile, qui contraint les conditions de travail des personnels à un niveau difficilement compatible avec leur santé. La diversité des statuts d’emploi dans ce secteur n’est qu’une déclinaison de précarités plus ou moins importantes, qui nuisent aux conditions de vie des salariés et à la prévention des nombreux risques auxquels ils sont exposés. Ce n’est donc pas étonnant que ces métiers cumulent accidents du travail, maladies professionnelles et inaptitudes. Il est temps de changer la donne. Certains s’y emploient, comme le démontre ce dossier.

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Les aides à domiciles veulent sortir leur travail de l’ombre

par Joëlle Maraschin / avril 2021

Malgré les obstacles à l’action collective posés par leur cadre d’activité, les aides à domicile s’organisent. Avec un objectif commun : mettre en visibilité leurs conditions de travail difficiles et interpeller les pouvoirs publics pour les améliorer.

Collectif national la force invisible des aides à domicile : c’est le nom de baptême d’une toute jeune association qui veut défendre les conditions d’emploi et de travail de ces professionnelles, et servir aussi de lieu d’échange. Ces travailleuses essentielles, oubliées dans les premiers mois de la crise sanitaire, se sont organisées depuis un an via les réseaux sociaux. Créé en marge des confédérations syndicales, le collectif est aujourd’hui animé par des salariées sans étiquette ou syndiquées. En mars dernier, son groupe Facebook comptait près de 4 000 membres.
« Cette initiative a permis de créer un formidable élan de solidarité entre professionnelles », s’enthousiasme Aurore Artigue, aide à domicile dans les Pyrénées- Atlantiques et syndiquée à la CGT. « Nous avons décidé de sortir de l’ombre et d’être des interlocutrices à part entière, tant pour nos employeurs que pour les pouvoirs publics », poursuit-elle. En janvier et mars de cette année, des membres du collectif ont sillonné pendant plusieurs jours les routes de France à la rencontre des aides à domicile et des élus locaux. Un roadtrip pour mobiliser les troupes avant une manifestation nationale à Paris, prévue en avril.

Des employeurs pas toujours décideurs

Le collectif soutient aussi le mouvement d’une dizaine de leurs collègues à Blois (Loir-et-Cher), en grève illimitée depuis fin décembre pour la revalorisation de leurs salaires « de misère » et l’amélioration de leurs conditions de travail. « La pénibilité de nos métiers n’est absolument pas reconnue par notre direction », déplore Ana Fernandes, gréviste et élue CGT au comité social et économique (CSE) de l’ADMR 41, antenne d’une des principales fédérations des structures d’aide à domicile. Dénonçant l’inertie de leur employeur, ces femmes ont organisé plusieurs actions dans leur ville, dont l’occupation du conseil départemental.
Les associations de ce secteur dépendent en effet largement des prescriptions et financements des départements, eux-mêmes contraints par les dotations d’Etat. « Les marges de manœuvre des employeurs associatifs restent extrêmement limitées, et ce d’autant plus que les conditions de travail et d’emploi ne sont pas prises en compte dans les arbitrages budgétaires », observe Alexandra Garabige, sociologue et chercheuse associée à l’Institut national d’études démographiques (Ined). Dans le cadre d’une convention entre l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires) et la CFDT, elle a mené une recherche sur les obstacles et leviers à l’action collective et syndicale dans l’aide à domicile. Selon la sociologue, le partage des responsabilités entre les départements, donneurs d’ordre, et les associations employeuses complique sérieusement le dialogue social. « Il est arrivé que des conseils départementaux dénoncent des accords négociés dans les associations, plus avantageux que la convention collective », pointe Alexandra Garabige. Elle relève d’autres obstacles à la mobilisation collective et syndicale, dans un secteur qui emploie très majoritairement des femmes peu diplômées et dont les compétences ne sont pas reconnues car considérées comme naturelles.  Leurs conditions d’emploi et de travail sont particulièrement précaires : temps partiels imposés, horaires fractionnés et flexibles, rémunérations très basses. Surtout, elles exercent leur activité de manière isolée, au domicile des bénéficiaires.

Absence d’échanges collectifs

La convention collective de la branche prévoit bien un certain nombre d’heures annuelles de réunion, mais ces temps d’échange entre professionnelles sont loin d’être toujours respectés. « Nombre de collègues ne vont pas bien psychologiquement. Nous sommes confrontées à la mort, parfois à la violence des personnes que nous accompagnons, mais nous n’avons pas d’espace pour en parler », souligne Aurore Artigue. « La plupart du temps, nous ne connaissons même pas nos collègues », continue- t-elle. Aujourd’hui, les plannings des interventions peuvent être envoyés via smartphones, ce qui limite les contacts avec le bureau. Cet isolement complique la constitution d’un collectif de travail.
La situation est encore pire pour les aides à domicile employées par des particuliers employeurs. Les relations professionnelles de gré à gré sont souvent une zone de non-droit en matière de travail. « Les branches sont le seul lieu de dialogue social pour ces salariées », constate Aurélie Flisar, secrétaire nationale de la Fédération des services CFDT. Pour cette syndicaliste, le turn-over particulièrement important dans le secteur constitue un autre frein à l’action syndicale : « Il est compliqué de nous implanter et de construire un dialogue social avec des équipes non stabilisées. » En conséquence, la CFDT, majoritaire dans le secteur associatif de l’aide à domicile, a choisi d’agir au niveau des branches professionnelles. « Dans un contexte de baisse des financements, l’entreprise n’apparaît plus comme l’espace pertinent pour agir », relève Alexandra Garabige.
La sociologue a observé cette implantation syndicale par le biais des branches. Cette démarche a permis la création de collectifs CFDT à l’échelle d’un département ou d’une région, destinés à devenir des interlocuteurs des pouvoirs publics, dans le but de peser sur les donneurs d’ordre pour améliorer les conditions de travail. « Le conseil départemental a accepté de revoir à la hausse nos tarifs horaires pour nous éviter la multiplication de petites interventions fatigantes », se réjouit ainsi Eléna Leveque, référente CFDT pour la Loire-Atlantique et élue au CSE de la structure ADT 44. Cette militante rencontre régulièrement les autres élues CFDT du maintien à domicile de sa région. « Nous échangeons sur les pratiques de nos structures et partageons les bonnes idées », poursuit-elle.
Les aides à domicile du Collectif national la force invisible ont également compris l’importance de se rapprocher des élus locaux. Dans les Hautes-Pyrénées, elles sont associées à la réflexion sur une valorisation du métier, initiée par le conseil départemental. « Ce secteur essentiel est aujourd’hui mis à mal en raison d’une forte détérioration des conditions de travail. Nous souhaitons coconstruire avec les professionnelles des pistes d’action », souligne Joëlle Abadie, présidente élue de la commission sociale du conseil départemental. Pour disposer d’éléments documentés sur leurs conditions de travail, la collectivité a envoyé des questionnaires à l’ensemble des aides à domicile du département.

Une recherche-action pour redonner le pouvoir d’agir

La mise en valeur de l’activité réelle des aides à domicile a été aussi au cœur d’une autre démarche, menée cette fois par la CGT : une recherche-action visant à parler du travail au sein de collectifs d’intervenantes. Cette expérimentation a associé une dizaine de professionnelles syndiquées, accompagnées par le groupe « Travail et émancipation », qui réunit des militants CGT et des chercheurs en santé au travail. La démarche cherchait davantage à redonner le pouvoir d’agir aux intervenantes plutôt que de structurer l’action syndicale dans le secteur.
« L’objectif est de leur permettre de débattre de leur travail réel afin qu’elles puissent reprendre la main sur celui-ci », explique Yves Bongiorno de la CGT. Les participantes ont été outillées par les chercheurs et syndicalistes pour mener des entretiens sur le travail auprès de leurs collègues. Après discussion avec le groupe et l’élaboration d’une feuille de route, ces enquêtes ont pu donner lieu à des échanges collectifs dans certaines régions. Une autre façon d’appréhender l’action syndicale, afin d’éviter de cantonner les militantes dans un rôle de simples « collectrices de plaintes », selon le terme d’Yves Bongiorno. « Lorsqu’un problème ne peut être réglé par le débat collectif, il se transforme en revendication », ajoute le militant CGT. Des revendications d’autant plus fortes que les professionnelles concernées les auront travaillées ensemble et discutées.