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Le gouvernement bat en retraite sur la pénibilité

par Joëlle Maraschin / 16 février 2023

Pour défendre son projet de loi sur les retraites, l’exécutif met en avant des mesures de prévention et de compensation de l’usure professionnelle. Mais pour les syndicats, le compte n’y est pas, avec des dispositifs qui n’ont pas fait leurs preuves.

A l’évidence, la stratégie du gouvernement pour faire accepter sa réforme des retraites grâce à des « mesures pénibilité » n’a pas du tout fonctionné. « En dépit de quelques avancées sur la prévention, nous constatons l’absence de volonté politique pour reconnaître la pénibilité ouvrant droit à un départ anticipé », déplore Marylise Léon pour la CFDT. Les améliorations à la marge du compte professionnel de prévention (C2P) sont loin d’emporter l’adhésion des syndicats, qui demandent depuis des années la réintégration des quatre facteurs de pénibilité supprimés du compte fin 2017. A savoir : les postures pénibles, les manutentions de charges, les vibrations mécaniques et l’exposition aux agents chimiques dangereux. La CFDT rappelle que 95 % des maladies professionnelles reconnues y sont liées. La CFE-CGC, qui regrette comme d’autres organisations l’absence de prise en compte de la pénibilité psychique, juge que les aménagements apportés au C2P auront peu d’effets puisque le suivi des déclarations effectuées par les entreprises ne sera pas renforcé.

« L’arnaque du C2P »

D'après une étude de la direction statistique du ministère du Travail, publié en juin 2022, plus de 80 % des 2,9 millions de salariés potentiellement éligibles au compte pénibilité en 2017 n’y ont pas eu accès, faute de déclaration des employeurs. Dans un rapport publié fin décembre, même la Cour des comptes fustige « une appropriation très en-deçà des objectifs du dispositif par les employeurs concernés, et ce malgré l’absence de coût pour ces derniers ». Depuis sa mise en place en 2015, seulement 13 600 salariés au total ont pu utiliser leur compte dont 9 600 pour partir plus tôt en retraite. Une goutte d’eau au regard des 700 000 départs en retraite par an. La CGT, qui a toujours défendu une approche collective et non individualisée de la pénibilité, dénonce au passage « l’arnaque du C2P ».  
Celui-ci doit permettre, en théorie, aux salariés exposés qui ont accumulé suffisamment de points de bénéficier d’un départ anticipé en retraite de deux ans au maximum – soit 60 ans aujourd’hui mais 62 ans demain –, d’un passage à temps partiel ou d’une formation. Voilà les « avancées » proposées par l’exécutif : le seuil de reconnaissance de la pénibilité pour le travail de nuit devrait ainsi passer de 120 nuits à 100 nuits par an, celui du travail en équipes alternantes de 50 à 30 nuits par an. Le gouvernement estime à 60 000 le nombre de personnes supplémentaires éligibles chaque année au C2P, sachant qu’actuellement, 1,9 million de salariés ont un compte ouvert.
Le texte prévoit par ailleurs un déplafonnement du nombre de points, une meilleure prise en compte des polyexpositions ou encore le financement possible d’un projet de reconversion pour changer de métier. Sans chiffrer le nombre de salariés concernés. Il propose également un assouplissement des critères ouvrant droit à une retraite à 62 ans (60 ans aujourd’hui) pour une incapacité permanente d’au moins 10 % à la suite d’un accident du travail ou une maladie professionnelle. La condition de durée d’exposition à un facteur de pénibilité sera réduite de 17 ans à 5 ans.

Visite médicale à 61 ans

Pour les salariés exposés à trois des facteurs supprimés du compte, le projet de loi entend « favoriser » un départ anticipé au titre du dispositif existant de retraite pour inaptitude au travail (lire cet article de Santé & Travail). Ceux exposés aux risques qualifiés « d’ergonomiques » bénéficieront d’un « suivi individuel spécifique » par les professionnels de santé au travail, avec notamment une visite médicale obligatoire à 61 ans. « Si l’état de santé du salarié le justifie », le médecin du travail l’informera de la possibilité d’une retraite pour inaptitude ; il transmettra si nécessaire un avis favorable au médecin‑conseil de la Sécurité sociale qui statue en la matière.
Les conditions d’application sont renvoyées à un futur décret. « Il faudra attendre que les gens soient cassés, au bout du rouleau, pour leur permettre de s’arrêter. Une mesure à l’opposé de ce que nous défendons », commente Marylise Léon. Jérôme Vivenza, pour la CGT, qualifie cette disposition de « cynique ». « Il s’agit de rendre légale l’altération de la santé des salariés par le travail. Cela n'a rien à voir avec la prévention », observe-t-il. Tout aussi critique sur ces visites de fin de carrière, Eric Gautron de FO estime qu’elles ne vont pas servir à grand-chose. « Qui plus est, ces visites sont injustes puisqu’elles ne concerneront pas tout le monde », pointe-t-il.  Comme c’est le cas aujourd’hui, les personnes reconnues en inaptitude ou invalidité pourront partir en retraite à 62 ans. Par souci de justifier comptablement ces départs anticipés, le gouvernement précise que la durée en retraite de ces personnes est de 4 à 6 ans inférieure aux autres assurés. En creux, une espérance de vie bien moindre.

Les risques chimiques oubliés

Mais ces considérations sont comme oubliées s’agissant des salariés travaillant au contact de produits chimiques dangereux. Aucune retraite anticipée pour eux ! Auditionné le 23 janvier par la commission des Affaires sociales de l’Assemblée nationale, le ministre du Travail, Olivier Dussopt, a éludé la question en précisant que le risque chimique ne « relève pas d’une pénibilité à accepter mais d’une interdiction ». Des propos qui ont fait bondir Solidaires. « La seule réponse apportée est de nier ce facteur de pénibilité », s’indigne le syndicat. en 2017, 2,8 millions de salariés environ étaient exposés à au moins un produit chimique cancérogène, selon la dernière enquête Sumer1 .
Pour les salariés « particulièrement exposés » aux risques ergonomiques, un fonds d’investissement dans la prévention de l’usure professionnelle est créé. Il sera abondé par la branche accidents du travail-maladies professionnelles (AT-MP) de l’Assurance maladie. Et aura pour mission de cofinancer avec les employeurs des actions de prévention, « sensibilisation, aménagement de postes, formation et reconversion ». L’exécutif a assuré qu’il serait doté de 200 millions d’euros par an, mais le projet de loi précise que le montant sera fixé chaque année par arrêté. Les subventions de la branche AT-MP aux actions de prévention en entreprise sont actuellement de l’ordre de 100 millions d’euros par an.
Le périmètre financier tout comme la gouvernance du futur fonds restent pour l’heure obscurs, mais il est précisé que les branches professionnelles établiront la liste des métiers et activités particulièrement concernés. « Le fonds ne va pas être à la main des partenaires sociaux », se désole Jérôme Vivenza. La réforme prévoit un autre fonds de prévention de l’usure professionnelle dédié aux soignants.

Ligne rouge franchie

Le gouvernement a par ailleurs décidé de baisser les cotisations des employeurs à la branche AT-MP afin de compenser l’augmentation de leur cotisation à la branche retraites. Le ministre de l’Economie, Bruno le Maire, a chiffré à 600 millions d’euros le montant de ce transfert. Motif invoqué : ne pas augmenter le « coût du travail » et les excédents de la branche AT-MP. « Ces derniers sont artificiels et largement imputables à la sous-déclaration des accidents du travail et des maladies professionnelles », souligne Jérôme Vivenza.
En cours de négociation avec les fédérations patronales pour améliorer la prévention et la réparation au sein de la branche AT-MP (lire cet article de Santé & Travail), les syndicats avaient prévenu : la diminution des cotisations est la ligne rouge à ne pas franchir. « Véritable affront au paritarisme, cette annonce est arrivée comme un coup de tonnerre dans la négociation », témoigne le représentant de FO. Tous redoutent un tarissement des moyens alors que le recul de l’âge de la retraite entrainera une augmentation de la sinistralité. « Assécher la branche AT-MP tout en affichant des objectifs de prévention est pour le moins contradictoire », observe Marylise Léon.
Le Parlement devra se prononcer d'ici le 26 mars sur le texte, qui pourrait être censurée partiellement par le Conseil constitutionnel. En effet, la réforme se présente sous forme d’un projet de loi de financement rectificative de la Sécurité sociale pour 2023 (PLFRSS). Ce qui ne relève pas du champ financier risque d’être considéré comme un cavalier budgétaire. Sont cités par les juristes l’index sur l’emploi des seniors… et les critères de pénibilité. Avec à la clé, un recul de l’âge légal pur et simple sans aucune mesure d’accompagnement pour adoucir un tant soit peu la rudesse de l’impact.

  • 1Surveillance médicale des salariés exposés aux risques professionnels.