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L'arrêt de travail, un mal nécessaire

par Stéphane Vincent et François Desriaux / avril 2019

"Les antibiotiques, c'est pas automatique... L'augmentation des arrêts de travail, si !" Ce pourrait être la nouvelle campagne de l'Assurance maladie, après le rapport remis au Premier ministre sur les arrêts maladie. Le recul de l'âge de la retraite et le vieillissement de la population active entraînent nécessairement une augmentation de ces derniers et de leur coût. Avec l'avancée en âge apparaissent des maladies chroniques, génératrices d'arrêts longs. Ainsi, près de la moitié du coût des absences au travail provient de pathologies lourdes.

Au-delà des questions de coût et de financement, préoccupations essentielles des pouvoirs publics, il en est une autre, à notre sens incontournable, qui devrait elle aussi les mobiliser, ainsi que les entreprises et acteurs de prévention : celle des conditions de travail. En effet, l'arrêt maladie est souvent, dans sa genèse et dans sa durée, le produit de la rencontre entre un problème de santé et des exigences du travail. Agir sur les contraintes ostéo-articulaires, l'intensification du travail, le management délétère, c'est le plus sûr moyen de faire baisser les arrêts. Aménager l'organisation du travail pour éviter que les absences de courte durée ne perturbent la production ou faciliter le retour de personnes convalescentes est un incontournable de la gestion prévisionnelle de l'absentéisme.

© Jérémie Claeys
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Réduire le stress pour éviter les arrêts de travail

par Michel Vézina médecin-conseil (Institut national de santé publique du Québec) Caroline S. Duchaine épidémiologiste (centre de recherche du CHU de Québec-université Laval), / avril 2019

Le stress au travail est à l'origine de troubles psychiques parfois graves et, de ce fait, une source importante d'absences. Des études menées au Québec montrent que sa diminution est possible et permet de réduire la détresse psychologique des salariés.

La détresse psychologique des travailleurs prend de plus en plus d'ampleur dans les pays industrialisés et représente un fardeau social et économique majeur. Elle a des conséquences importantes, en augmentant notamment le risque de problèmes de santé mentale plus graves, tels que la dépression ou le burn-out, lesquels constituent la deuxième cause d'invalidité dans le monde et l'un des premiers motifs d'absence au travail dans les pays industrialisés. Une étude réalisée aux Etats-Unis a ainsi estimé à 44 milliards de dollars les coûts associés aux pertes de productivité en raison de la dépression.

Parmi les facteurs de risque à l'origine de ces problèmes de santé mentale, on retrouve le stress au travail. Plusieurs synthèses de la littérature scientifique mettent en évidence un lien entre l'exposition à des facteurs de stress au travail et l'augmentation du risque de dépression, de détresse psychologique ou de symptômes dépressifs. Mais quels sont exactement ces facteurs de stress ? Et peut-on les réduire ?

 

Déséquilibre effort-reconnaissance

Il existe deux modèles théoriques principaux, ayant fait leurs preuves et reconnus internationalement, qui permettent de les définir. Le premier modèle est celui de la demande-latitude de Karasek, fondé sur deux composantes. La première est la demande psychologique, laquelle réfère à la charge de travail, à sa complexité et aux contraintes de temps pour effectuer le travail demandé. La seconde est la latitude décisionnelle, aussi nommée contrôle au travail, qui renvoie à la possibilité de prendre des décisions concernant son travail, de faire preuve de créativité et de développer et utiliser ses compétences. Selon le modèle de Karasek, une demande psychologique élevée combinée à une faible latitude décisionnelle entraîne un état de tension au travail néfaste pour la santé.

Le deuxième modèle est celui du déséquilibre effort-reconnaissance de Siegrist. Ce modèle comporte lui aussi deux composantes. La première est l'effort, très similaire à la demande psychologique du modèle de Karasek. La seconde est la reconnaissance au travail. Celle-ci peut être de plusieurs natures. Il y a la reconnaissance économique, rattachée au salaire et aux avantages sociaux, celle sociale, déterminée par le respect et l'estime des collègues ou des superviseurs, et enfin celle organisationnelle, traduite par la sécurité de l'emploi ou les perspectives de promotion. Selon le modèle du déséquilibre effort-reconnaissance, si les efforts investis dans le travail dépassent la reconnaissance obtenue en échange, le travailleur se retrouve dans une situation nuisible à sa santé.

Plusieurs études épidémiologiques récentes ont évalué l'impact des facteurs de stress au travail sur le risque d'absence pour un problème de santé mentale diagnostiqué. La formulation "problème de santé mentale diagnostiqué" renvoie à un trouble plus sévère que des symptômes dépressifs ou une détresse psychologique auto-rapportée. Le fait que le travailleur décide de consulter son médecin indique que le problème sévit depuis longtemps et que les symptômes deviennent de plus en plus dérangeants. L'arrêt de travail devient alors une nécessité pour permettre au travailleur de retrouver la santé.

 

Risque d'absence plus important

Une équipe de recherche québécoise réalise actuellement une synthèse de ces études épidémiologiques, afin d'évaluer l'ampleur du problème au niveau des pays industrialisés. Les résultats préliminaires montrent que les travailleurs exposés à une demande psychologique élevée et à une faible latitude décisionnelle auraient 60 % de plus de risque de s'absenter du travail pour un problème de santé mentale que ceux non exposés. Les travailleurs exposés à un déséquilibre effort-reconnaissance auraient, quant à eux, 35 % de plus de risque d'être absents pour le même motif que ceux non exposés. Cette augmentation du risque d'absence n'est pas négligeable si l'on considère que, tout d'abord, ces facteurs de stress au travail sont fréquents - on estime qu'environ 20 % à 25 % des travailleurs des pays industrialisés y sont exposés - et que, ensuite, l'exposition à ces facteurs, avant d'entraîner une absence au travail, a généré des symptômes dépressifs et une souffrance psychologique importante, eux-mêmes sources d'une perte de motivation et de productivité au travail.

La question qui se pose alors est la suivante : peut-on réduire ces facteurs de stress au travail, afin de prévenir la détérioration de la santé mentale des travailleurs ? La réponse est oui. Mais cela suppose des changements organisationnels appropriés et correctement mis en oeuvre. La première étape est de bien identifier lesdits facteurs de stress. Certains questionnaires, comme ceux tirés des modèles de Karasek et de Siegrist, peuvent être utilisés pour évaluer quels sont ceux présents dans les milieux de travail. Il faut ensuite élaborer des stratégies permettant de diminuer l'exposition des travailleurs. La contribution de ces derniers lors de cette étape est importante, afin qu'ils puissent suggérer des pistes de solutions adaptées à la réalité de leur activité. Finalement, les mesures proposées doivent être mises en oeuvre de façon adéquate dans le milieu de travail, et un suivi doit être réalisé pour s'assurer de leur efficacité.

 

Certification et prévention

Au Québec, la norme "Entreprise en santé" (voir "Repère") a permis, avec la certification de bonnes pratiques organisationnelles, de réduire les facteurs de stress et les problèmes de santé mentale associés. L'évaluation des effets de cette norme sur la santé des travailleurs a été réalisée par une équipe de recherche locale. Celle-ci a montré une réduction plus importante de la détresse psychologique dans les entreprises qui avaient introduit des changements organisationnels en vue de réduire les facteurs de stress au travail. Notamment, la prévalence de l'exposition à une reconnaissance et un soutien social faibles au travail y ont été diminués de 10 %, entraînant à son tour une réduction de la prévalence de la détresse psychologique, qui est passée de 32 % à 26 % en l'espace de deux ans seulement.

 

Repère : la norme "Entreprise en santé"

La norme BNQ 9700-800, dite "Entreprise en santé" et proposée par le Bureau de normalisation du Québec, correspond à un programme de certification des entreprises concernant leurs pratiques organisationnelles et visant, entre autres, à maintenir un milieu de travail favorable à la santé des salariés. Le contenu de la norme et les informations sur le programme de certification sont disponibles sur le site www.bnq.qc.ca, rubrique "Certification", puis "Santé au travail".

Ces résultats ont été utiles à la révision de la norme en 2019, concernant notamment les "pratiques de gestion", dorénavant reliées à la santé physique et psychologique et dont le contenu s'articule autour de la prise en compte des huit facteurs de stress au travail suivants : le harcèlement et la violence ; la reconnaissance ; l'autonomie décisionnelle ; la charge de travail ; le soutien des collègues et du supérieur ; la justice et l'équité organisationnelles ; l'utilisation et le développement des compétences ; le partage de l'information.

Ces résultats montrent aussi que la prévention des problèmes de santé mentale en milieu de travail est possible, en adoptant des stratégies qui réduisent les facteurs de stress et améliorent la qualité de l'environnement psychosocial des salariés. Des stratégies dont les employeurs bénéficient aussi, à travers l'augmentation de la productivité et la réduction des coûts pour leur entreprise.

En savoir plus
  • "Evaluation of the Quebec Healthy Enterprise Standard : Effect on Adverse Psychosocial Work Factors and Psychological Distress", par M.-C. Letellier, C. S. Duchaine, K. Aube et al., International Journal of Environmental Research and Public Health, vol. 15 (3), février 2018.