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Maladies professionnelles : à quand une vraie reconnaissance ?

par Stéphane Vincent / octobre 2020

Les salariés contaminés par le Covid-19 dans le cadre de leur activité pourront-ils le faire reconnaître en maladie professionnelle ? Rien n’est moins sûr. Les critères définis par le gouvernement pour acter cette reconnaissance sont si restrictifs qu’ils vont exclure de nombreuses victimes. Il s’agit là d’une énième illustration des difficultés rencontrées par les travailleurs pour obtenir réparation. Le compromis historique entériné par la loi – accorder au salarié le bénéfice d’une présomption d’origine professionnelle de sa pathologie en échange d’une relative immunité juridique pour l’employeur – apparaît de plus en plus bancal. L’indemnisation forfaitaire qui en découle pour les victimes s’avère souvent trop faible au regard des préjudices réels et les pousse à attaquer les employeurs en justice, incitant ces derniers à faire barrage à toute déclaration ou reconnaissance. L’absence d’évolution des tableaux de maladies professionnelles, qui conditionnent l’accès à la présomption d’origine, renvoie également les victimes vers un système complémentaire où elle ne s’applique plus. Sans oublier le parcours d’obstacles que constitue la procédure de reconnaissance. Le système doit donc évoluer, et les options sont nombreuses. Une chose est certaine, en tout cas : l’intervention des acteurs de prévention en entreprise demeure déterminante. En mettant en visibilité les risques, ils peuvent à la fois éviter des maladies… et faciliter leur reconnaissance.

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Le rôle d’appui des acteurs de prévention

par Mélissa Menetrier médecin du travail Laurence Théry directrice de l’Agence régionale pour l’amélioration des conditions de travail (Aract) des Hauts-de-France / octobre 2020

Médecins, infirmiers du travail ou élus du personnel peuvent faciliter la reconnaissance des maladies professionnelles, comme leur prévention. En veillant à la traçabilité des expositions et en accompagnant les victimes… Mode d’emploi.

Dans quelle mesure les acteurs de prévention en entreprise peuvent-ils aider les victimes de maladies professionnelles ? Plusieurs voies s’offrent au médecin du travail ou à l’infirmier de santé au travail comme aux élus du personnel au sein du comité social et économique (CSE). La première consiste à assurer la traçabilité des expositions professionnelles. Celle-ci détermine la possibilité pour les salariés malades de matérialiser le fait qu’ils ont bien été exposés aux facteurs de risque dans le cadre de leur travail. Un élément décisif pour toutes les demandes de reconnaissance, et davantage encore pour les pathologies ne figurant pas dans un tableau ou ayant un temps de latence important, comme les cancers.
Plusieurs documents participent de cette traçabilité. A commencer par le dossier médical de santé au travail (DMST), alimenté par le médecin du travail ou l’infirmier de santé au travail. Le DMST permet de retracer individuellement les expositions professionnelles, en collectant des informations auprès de diverses sources : les salariés eux-mêmes lors des consultations ; les fiches de poste ou fiches de données de sécurité relatives aux produits chimiques utilisés dans l’entreprise, normalement transmises par cette dernière ; les études de poste réalisées par le médecin du travail ou les intervenants en prévention des risques professionnels (IPRP), les campagnes de mesurage de nuisances, comme le bruit, ou de toxiques présents dans l’atmosphère de travail… De ce point de vue, la disparition de la fiche d’exposition spécifique aux agents chimiques dangereux, à la suite des différentes évolutions du dispositif de prévention de la pénibilité, pose un véritable problème.

De multiples support pour signaler les risques

D’autres documents peuvent également concourir à la traçabilité. C’est le cas du document unique d’évaluation des risques professionnels (DUERP) : élaboré par l’employeur, il est censé énumérer tous les risques. Dans l’idéal, il est coconstruit avec les salariés et discuté en CSE, en présence du médecin du travail. La fiche d’entreprise, réalisée par l’équipe pluridisciplinaire du service de santé au travail (SST) sous la coordination du médecin du travail, est une autre source d’information. Idem pour le rapport annuel du médecin du travail, obligatoire dans les entreprises de plus de 300 salariés, ou pour l’alerte spécifique en cas de risques pour la santé des travailleurs (article L. 4624-9 du Code du travail). Cette dernière, lancée par le médecin du travail, est un écrit destiné à l’employeur. Si le médecin précise qu’il doit être annexé à la fiche d’entreprise, il devient alors accessible aux représentants du personnel et peut servir de point de départ à une réunion exceptionnelle du CSE ou de sa commission santé, sécurité et conditions de travail (CSSCT). Les élus peuvent bien entendu participer de leur côté à la traçabilité, en alertant eux aussi l’employeur sur les risques, en menant des enquêtes, etc.
S’il existe de nombreux outils pour retracer les expositions, les mettre en œuvre peut s’avérer difficile. Faute de moyens humains ou de données transmises par les employeurs, les SST n’ont ainsi pas toujours la possibilité d’actualiser les informations. A titre d’exemple, un médecin du travail avec un effectif de 5 000 salariés à suivre pour environ 300 établissements ne peut mettre à jour toutes les fiches d’entreprise de son périmètre chaque année. Comment doit-il définir alors ses priorités ? Lui faut-il aller vers les risques les plus graves ? Actualiser les fiches les plus anciennes ? Celles des entreprises où il y a le plus de maladies professionnelles ? Il n’y a pas de réponse unique à ces questions. L’idéal est que ces arbitrages soient discutés au sein de l’équipe de santé au travail et avec les employeurs comme les élus du personnel, dans le cadre des réunions de CSE.

Contribuer plus directement à la déclaration

Outre la traçabilité des expositions, les professionnels de santé au travail peuvent contribuer plus directement à la déclaration de maladies professionnelles. En constatant les premiers symptômes d’une pathologie, notamment lors des consultations périodiques. Inscrits dans le dossier médical, ils détermineront la date de première constatation de la maladie professionnelle, qui peut être bien antérieure à celle de la déclaration (voir page 30). En tant que spécialiste, le médecin du travail est également le plus à même de remplir le certificat médical initial nécessaire à la déclaration. Un rôle qui peut revenir au médecin traitant, lorsque celui-ci a fait les premières observations ; ou lorsque les salariés sont retraités et n’ont plus accès au SST. Des médecins du travail préfèrent aussi orienter le salarié vers le médecin traitant pour effectuer la déclaration, si leurs relations avec l’employeur sont tendues, afin d’éviter un conflit majeur et maintenir la possibilité d’aménagements de poste.
Côté procédure de reconnaissance, une fois la maladie déclarée, les représentants du personnel peuvent appuyer la victime. Dans la fonction publique, ils participent de manière consultative aux commissions de réforme, censées arrêter les décisions de reconnaissance en maladies professionnelles pour les agents.
Une fois la maladie professionnelle reconnue, les acteurs de prévention ont encore un rôle à jouer. Ils ont la possibilité de s’impliquer dans le devenir du salarié malade dans l’entreprise. Le médecin du travail peut faire des propositions d’aménagements en vue de le maintenir à son poste de travail, ou de lui offrir un autre poste adapté. De leur côté, les élus du CSE doivent donner leur avis sur les propositions de reclassements (article L. 1226-10 du Code du travail). Les négociations en entreprise autour de la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC) sont aussi l’occasion d’éviter des inaptitudes définitives, et le licenciement de salariés malades, en prévoyant des circuits de reconversion vers d’autres postes.

Une coordination nécessaire mais difficile

S’ils ont chacun leur rôle et mission propre, concernant l’aide aux victimes de maladies professionnelles, les acteurs de prévention ont tout intérêt à coordonner leurs efforts. Le CSE est l’instance la plus adaptée pour le faire. Mais cela ne va pas toujours de soi. Certains élus du personnel ne sollicitent jamais le médecin du travail ou son équipe. D’autres, au contraire, n’interviendront pas sur le sujet des maladies professionnelles, en attendant que le médecin du travail le fasse à leur place. Il est donc essentiel que ces acteurs puissent « s’apprivoiser », par le biais d’expériences communes. Cela peut passer aussi par des temps de formation communs, proposés par le médecin, ou par des échanges lors des enquêtes menées à l’occasion d’accidents du travail ou de déclarations de maladies professionnelles. Il faut déjà s’assurer que le médecin du travail puisse assister aux réunions du CSE, en veillant au délai de prévenance : plus il est informé tôt, plus il peut s’organiser pour être présent. S’il a trop de CSE dans son périmètre, le médecin ne pourra pas néanmoins participer à toutes les réunions.
Enfin, la reconnaissance d’une maladie professionnelle signale un déficit de prévention. Il faut donc en faire un levier pour l’améliorer, en questionnant les mesures mises en place. Trop souvent, la prévention se limite à des consignes de sécurité, la mise à disposition d’équipements de protection individuelle (EPI) ou au mesurage de valeurs limites d’exposition professionnelle (VLEP) face au risque chimique. Ce type d’approche ne permet pas d’éviter l’apparition de maladies professionnelles, notamment à cause de la singularité et de la variabilité de l’activité de travail, jamais prises en compte. Les travailleurs détiennent une expertise sur leur activité, trop rarement sollicitée. La connaître est nécessaire pour révéler le rôle actif qu’ils jouent dans la prévention, à travers la construction de stratégies de prudence. Cela permet aussi de confronter les normes, règles et consignes à la réalité du milieu de travail et de construire une représentation partagée des risques, pour transformer les situations, avec les salariés.