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Quel dialogue social pour la prévention ?

par Nathalie Quéruel, rédactrice en chef adjointe / avril 2023

L’année 2023, c’est l’heure du renouvellement pour de nombreux CSE. Et le bilan n’est pas brillant, selon le dernier rapport du comité d’évaluation des ordonnances Macron, qui a été prié… de ne plus donner son avis. La disparition du CHSCT, dont l’instance unique hérite des prérogatives, et le dessaisissement de la loi au profit du dialogue social en entreprise, au moment où le rapport de force y était le plus déséquilibré, ne se sont pas traduits par des avancées en faveur de la santé au travail, tant s’en faut. L’effacement des enjeux de prévention, noyés dans les ordres du jour pléthoriques des réunions plénières, comme l’indigence des accords sur la qualité de vie au travail, aux mesures essentiellement cosmétiques, en témoignent. Ainsi, ce dialogue social, qui occupe fort inconsidérément représentants du personnel et DRH, tourne à vide, sans parvenir à changer le quotidien des salariés.
Dans ce contexte, il n’est pas aisé de renverser la vapeur. Sauf à rappeler que, sur les conditions de travail, il n’y a pas de plan B, tant les échanges et confrontations de points de vue sont constitutifs d’une démarche de prévention efficace. Une priorité s’impose : nourrir la discussion des réalités du terrain, en recueillant la parole des premiers concernés. Des ressources existent pour accompagner les élus du personnel. Lesquels, même si c’est par le chas d’une aiguille, ont la possibilité d’inviter les questions du travail dans toute négociation collective.

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« Chacun est aujourd’hui figé dans un jeu de rôles »

entretien avec Emmanuel Henry, professeur de sociologie à l’université Paris Dauphine-PSL
par Eliane Patriarca / avril 2023

Pour Emmanuel Henry, professeur de sociologie à l’université Paris Dauphine-PSL, l’opposition frontale des partenaires sociaux au sein des institutions participe à l’invisibilisation des maladies professionnelles. A l’Etat de reprendre la main.

La quasi-impossibilité de créer ou de réviser des tableaux de maladies professionnelles témoigne d’un dialogue social institutionnel au point mort. D’où vient ce blocage ?
Emmanuel Henry : La branche accidents du travail-maladies professionnelles (AT-MP) de l’Assurance maladie étant financée uniquement par les employeurs, reconnaître une nouvelle maladie professionnelle est synonyme de coûts supplémentaires pour les entreprises. Les représentants patronaux au Conseil d’orientation des conditions de travail (Coct) ont donc tout intérêt à bloquer la création ou l’amélioration de tableaux. La conséquence, c’est la sous-reconnaissance structurelle des pathologies professionnelles. D’ailleurs, la branche AT-MP est excédentaire, et l’Etat lui demande chaque année de transférer environ un milliard d’euros à la branche maladie. Pourtant, juridiquement, l’Etat n’est pas tenu d’attendre un consensus pour agir, il doit simplement consulter le Coct : en 1996, la révision du tableau des maladies liées à l’amiante a par exemple été faite contre l’avis du patronat qui, à l’époque, pratiquait la politique de la chaise vide.
De leur côté, les représentants des salariés restent prisonniers de la définition de la réparation des maladies professionnelles instaurée par le compromis social de 1898 : une réparation uniquement financière qui, dans les faits, fonctionne très mal. Chacun est aujourd’hui figé dans un jeu de rôles, une opposition frontale qui aboutit à invisibiliser les pathologies professionnelles. La branche AT-MP reconnaît chaque année quelque 2 000 cancers professionnels, dont une majorité sont liés à l’amiante, alors que selon le dernier plan cancer, 14 000 à 30 000 nouveaux cas seraient attribuables chaque année à des expositions professionnelles.

Pourquoi les partenaires sociaux s’opposent-ils par exemple à l’obligation, depuis 2018, de prendre en compte l’expertise de l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) en préalable à la création de tableaux1 ?
E. H. : Les partenaires sociaux ont le sentiment d’être dépossédés d’un domaine qui a longtemps relevé de leurs prérogatives. Les syndicats craignent aussi une réforme structurelle du système, dans un contexte où toutes les politiques sociales visent à rogner les droits des salariés. Quant au patronat, il n’a aucun intérêt au changement : le système actuel lui coûte très peu cher.  

Comment dépasser ce blocage du dialogue social institutionnel ?
E. H. : L’Etat doit prendre ses responsabilités face à la sous-reconnaissance des maladies professionnelles. Il doit mettre en œuvre un système qui prenne en compte l’état des connaissances scientifiques et instaure l’équivalent du principe pollueur-payeur dans le domaine de la santé au travail. C’est un enjeu essentiel de justice sociale. Plus globalement, dans une période où les enjeux de pénibilité sont discutés, il est nécessaire de repolitiser les enjeux de santé au travail, d’en faire un débat de société.

 

  • 1 1. Emmanuel Henry, chercheur à l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (Irisso, CNRS), est membre du groupe de travail « maladies professionnelles » de l’Anses depuis 2019 mais intervient ici à titre personnel.