Obligation de sécurité : peu de poursuites pénales pour les employeurs fautifs
En sept ans, l’inspection du travail a transmis à la justice 7 500 dossiers relevant une infraction à la législation sur la santé et la sécurité au travail. Moins d’un tiers ont fait l’objet d’une réponse pénale, et seules 824 affaires ont conduit des employeurs à la barre du tribunal. Dans 65 % des cas, le ministère du Travail reste dans l’ignorance des suites de ses signalements. Enquête inédite réalisée en partenariat avec Mediapart.
C’est une société de ravalement dont les échafaudages n’ont pas été montés sous la direction d’une personne formée, comme le prévoit pourtant la loi. Un fabriquant de panneaux solaires dépourvus de dispositifs prévus pour retenir les personnes qui les installent en cas de chute. Ou un industriel du CAC 40 qui ne signale pas les zones où les salariés peuvent se faire heurter par des véhicules.
Entre début 2017 et janvier 2024, l’inspection du travail a dressé 16 332 procès-verbaux relevant des infractions dans les entreprises contrôlées en France, d’après des chiffres inédits transmis à Mediapart et Santé & Travail par la direction générale du travail (DGT). Parmi ceux-ci, 7 504 concernaient au moins une entorse à la législation sur la santé et la sécurité au travail.
Mortels délits
C’est dans ces délits que se loge la genèse de nombre des 600 000 accidents du travail déclarés, dont 700 mortels, qui surviennent chaque année en France : si certaines des situations décrites par l’inspection du travail ont effectivement causé des accidents, d’autres en ont, au moins, créé la possibilité.
Les PV constituent l’une des armes les plus puissantes aux mains de l’inspection du travail : ils sont transmis à la justice, et les procureurs peuvent décider de poursuivre les responsables. Mais les employeurs sont-ils sanctionnés à la hauteur des risques qu’ils font courir ? Les tableaux de suivi des PV par département (hors Mayotte) obtenus par Mediapart et Santé & Travail révèlent que le ministère du Travail ignore très largement le sort des infractions relevées par ses agents.
Les suites de 4 903 PV, soit 65 % des dossiers pointant un manque lié à la sécurité et à la protection de la santé des travailleurs, sont notées comme « inconnues » (37 % des cas) ou « en cours » (28 %) – parfois jusqu’à sept ans après l’infraction. Et 4 % apparaissent classés sans suite. Au bout du compte, seuls 29 % de ces dossiers, ont fait avec certitude l’objet d’une réponse pénale.
La DGT rappelle que, lorsque les suites ne sont pas connues de ses services, « cela ne veut pas dire que l’administration judiciaire n’a pas donné de suite ». Une infraction classée par le parquet a pourtant plus de chance que son sort échappe aux radars qu’un PV soldé par une transaction pénale, par exemple, qui suppose une collaboration entre l’administration du travail et la justice. À Paris et dans le Nord, où la part des suites inconnues atteint 47 % et 66 %, les classements sans suite ne sont d’ailleurs jamais renseignés. À l’inverse, le tableau de suivi de la Haute-Garonne fait partie des mieux complétés : les suites sont inconnues pour à peine 2 % des PV. Le taux de classement grimpe alors à 21 %, et celui des réponses pénales descend à 25 %.
Brouillard total
Les syndicats de l’inspection du travail soupçonnent aussi qu’une majorité des PV au sort incertain viennent grossir le lot des affaires classées, voire abandonnées en route. « Les PV qui dorment au commissariat jusqu’à la prescription, c’est une tendance lourde », affirme Simon Picou, membre de la enCGT du ministère du Travail. En 2023, son syndicat s’était efforcé de « boucher les trous » du tableau de suivi des PV de Seine-Saint-Denis pistant 150 d’entre eux auprès du parquet. Seul un tiers avait fait l’objet d’une réponse pénale, un autre tiers avait été classé sans suite et un dernier tiers faisait toujours l’objet d’une enquête, jusqu’à six ans après la verbalisation.
Contacté, le parquet de Bobigny exhorte à « ne pas confondre les procédures qui paraissent durer trop longtemps et celles classées sans suite ». Ces dernières ne seraient par ailleurs pas dues à un « manque d’intérêt » de ses magistrats, mais le plus souvent à des « infractions insuffisamment caractérisées », faute de preuves. « Le problème du manque de suites pénales est structurel et ne dépend pas d’un parquet en particulier, soutient Gilles Gourc, représentant syndical pour la Confédération nationale du travail (CNT) au ministère du Travail. Mais l’absence d’un observatoire national empêche de voir l’ampleur de ce fiasco collectif. »
En 2007, la DGT avait créé un observatoire des suites pénales pour surveiller le destin des PV transmis depuis 2004. Un suivi est encore demandé aux directions départementales de l’emploi, du travail et des solidarités (DDETS), censées remplir leur tableau jusqu’à une décision judiciaire et communiquer chaque année les données à la DGT. Mais « les informations contenues dans l’observatoire ne sont ni complètes ni exhaustives », admet cette dernière.
Dans nombre de départements, le brouillard est total : les suites « inconnues » concernent 98 % des PV dans les Alpes-Maritimes, et 100 % dans le Doubs. « Les données manquantes peuvent venir de l’absence d’information par les parquets, du changement de juridiction ou d’une absence de saisine des informations par les services déconcentrés », complète la DGT.
Dans le Rhône, où 62 % des suites sont inconnues, le procureur de la République Thierry Dran admet « des difficultés à tenir un suivi de qualité ». « Ces suites peuvent intervenir avec des temporalités très différentes (rapidement pour un classement sans suite ab initio, plusieurs années après pour les enquêtes les plus longues ou affectées à des services d’enquête en difficulté) et depuis des lieux différents (au parquet s’agissant des transmissions pour étude, en service d’enquête…) », expose-t-il, en invitant « à prendre avec une grande précaution » les données disponibles.
Pour pallier les lacunes tant des parquets1 que de ses services, le ministère du Travail annonce avoir entrepris des changements, notamment informatiques. « Nous avons fait évoluer notre système d’information afin de pouvoir [obtenir] directement les suites pénales données à nos procédures et avons demandé aux services de saisir rétroactivement les informations dont ils disposent puis de veiller à les saisir avec diligence », fait-il savoir. Des discussions seraient aussi en cours avec le ministère de la Justice pour connecter leurs bases de données. Dans l’objectif, « à terme », de rendre publiques des statistiques nationales, assure la DGT. Sans s’engager sur une échéance.
Dépénalisation à bas bruit
Bien que parcellaires, les chiffres rassemblés par nos soins illustrent tout de même des tendances. Ainsi du recours massif aux alternatives aux poursuites. En tout, 824 affaires ont conduit des employeurs à la barre du tribunal, mais 1 337 se sont réglées sans audience publique. Si l’on ne s’intéresse qu’à la partie des PV dont les suites sont connues et définitives, c’est plus d’une sur deux. Dans le Gers, où les données portant sur 60 PV semblent relativement fiables (18 % seulement de suites inconnues ou en cours), des alternatives ont été appliquées à 68 % des infractions, quand 8 % seulement ont été poursuivies.
Médiation pénale, comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité... Plusieurs procédures coexistent, mais la transaction pénale est de loin la plus utilisée à l’échelle nationale. Depuis 2016, la hiérarchie de l’inspection du travail peut proposer aux auteurs de délits passibles de moins d’un an de prison ce type d’amende soumise à l’homologation du procureur.
« La procédure de transaction a vocation à être appliquée à un champ large de contentieux, prévoyait la circulaire de droit pénal du travail communiquée aux magistrats en juillet 2016. Elle présente l’avantage d’imposer une régularisation au contrevenant, tout en favorisant l’effectivité du paiement de la somme exigée. » Une instruction de la DGT diffusée à la même période considérait que seuls « les dossiers les plus complexes » devaient être traités en audience correctionnelle.
Le message semble avoir été parfaitement reçu. Mais si la direction de l’inspection du travail s’en félicite, ses agents dénoncent une forme de dépénalisation à bas bruit du droit du travail, qui ménage les employeurs. « La procédure se déroule dans les bureaux de l’administration et on perd le procès public », regrette Simon Picou, de la CGT. « C’est toute la symbolique qui change, abonde Gilles Gourc de la CNT. Dans un procès, il ne s’agit pas seulement de condamner une infraction, mais de rendre visible la justice. Là où le salarié fait quotidiennement l’expérience de la subordination dans son travail, il voit son employeur ramené au rang d’un justiciable parmi d’autres. »
Le manque de moyens des tribunaux, dont pâtissent tous les domaines du droit, explique en partie les difficultés de la justice pénale du travail. Les alternatives aux poursuites sont une aubaine pour des juridictions qui peinent à programmer les audiences dans des délais raisonnables. Le procureur Thierry Dran considère que la part élevée des PV aux « suites inconnues » « s’explique principalement par l’état des services d’enquête de police judiciaire, accusant une pénurie encore plus importante en matière économique et financière ». « Ces derniers ne sont matériellement et humainement pas en capacité de traiter l’ensemble des procédures qui leur sont envoyées, et ils présentent, de manière ancienne mais tendant à s’aggraver, des stocks importants », avance-t-il.
Absence de volonté politique
Les syndicats de l’inspection du travail déplorent aussi un déficit de formation et d’intérêt des magistrats pour la matière, ainsi qu’une analyse juridique parfois inadaptée. « Les procureurs ont souvent tendance à appliquer à nos dossiers la notion d’intentionnalité propre à la petite et moyenne délinquance sur les biens et les personnes, en nous disant : “ Montrez-nous pourquoi cette infraction est la cause directe de l’accident ”, décrit Gilles Gourc. Alors que, pour grossir le trait, la question n’est pas de savoir si le patron a poussé le salarié de l’échafaudage, mais comment ses différents manquements à l’obligation de sécurité des salariés ont conduit à l’accident. »
À en croire Kim Reuflet, présidente du Syndicat de la magistrature, « le traitement de ces affaires par la justice révèle un impensé politique plus large, celui de la responsabilité des employeurs ». Son syndicat plaide pour une nouvelle circulaire de politique pénale qui s’empare de la santé et de la sécurité au travail. « Les accidents du travail causent 700 morts par an : d’autres phénomènes sociaux moins meurtriers justifient une mobilisation qui est ici inexistante, constate-t-elle. Le problème est d’abord celui de la volonté politique, car c’est bien le politique qui définit les priorités des procureurs. »
- 1Les parquets de Paris, Lille et Toulouse n’ont pas donné suite à nos demandes d’interview.
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