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Pesticides : la prévention des expositions professionnelles pulvérisée

par Eliane Patriarca / 27 mai 2024

Dans son avis sur les expositions professionnelles aux pesticides, la commission nationale des alertes en santé publique étrille la politique d’autorisation de mise sur le marché des produits phytosanitaires et la protection des travailleurs notoirement insuffisante.

Cet avis de la Commission nationale de la déontologie et des alertes en santé publique et environnement (CNDASPE), rendu fin avril, tombe à pic. Alors que le gouvernement abandonne en douce la politique de réduction de l’usage des pesticides inscrite depuis 2008 dans les plans Ecophyto, le garant de la déontologie de l’expertise publique souligne que les risques pour la santé provoqués par les expositions professionnelles aux pesticides sont encore largement sous-estimés mais aussi sous-étudiés en France. 
Cette commission indépendante, créée par la loi de 2013 sur les lanceurs d’alerte, a été saisie en 2022 par la fédération Agri-Agro de la CFDT. Celle-ci cherchait à identifier les points de blocage empêchant « de supprimer ou de réduire les risques pour la santé des agriculteurs liés à ces expositions », malgré les recommandations scientifiques et notamment les préconisations de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) publiées en juillet 2016. Un sujet essentiel, dont les impacts pour la santé publique commencent à peine à être reconnus et mesurés. Ainsi, en 2022, 650 dossiers ont été déposés auprès du Fonds d’indemnisation des victimes des pesticides (FIVP), soit le double de l’année précédente. Les victimes sont principalement des travailleurs agricoles de plus de 50 ans des secteurs de la polyculture et élevage, de la culture céréalière et de la viticulture.

Equipements incompatibles avec le travail 

Pour répondre à sa mission, la CNDASPE a constitué dès 2022 un groupe d’experts dont le rapport a servi de base à son avis. Le diagnostic des experts, publié le 22 avril dernier, est sévère. Ils constatent qu’« aujourd’hui la recommandation du port d’équipements de protection individuelle (EPI) reste un élément central des stratégies de prévention » alors même que « des études de terrain ont montré l’incompatibilité du port de ces équipements avec les conditions concrètes de l’activité ». Les experts soulignent que les EPI ont été conçus « pour des situations de travail industrielles, qui ne correspondent que peu aux réalités des conditions de travail des agriculteurs : en termes de gestion d’aléas et d’incidents (déchirures fréquentes dans les conditions accidentées du champ, débordement de la cuve du pulvérisateur, bouchage de buses, etc..), de pénibilité liée aux efforts, aux manutentions ». De plus, les conditions de température et d’hygrométrie n’ont pas été prises en compte. Ils déplorent que l’évaluation de l’efficacité des EPI « se limite trop souvent à des travaux en laboratoire, ou encore à des essais en champ dans des conditions expérimentales peu comparables aux conditions réelles de travail ».  

Autorisations sous influence industrielle 

Les experts pointent par ailleurs un énorme trou dans la raquette de la prévention : le manque d’indépendance de l’expertise pour les procédures d’homologation des produits phytopharmaceutiques. « Il est avéré que pour l’essentiel, voire de manière exclusive, sont utilisées les données produites par les seules entités industrielles demandeuses des approbations ou des autorisations de mises sur le marché (AMM) », épinglent les experts. « En conséquence, observe la CNADPSE, l’impartialité ne peut être garantie ». Secrétaire national de la fédération Agri-Agro, Franck Thivierge dénonce cette situation où « celui qui produit est aussi celui qui évalue le risque et contrôle »
La commission préconise que l’obligation réglementaire européenne « d’utiliser pleinement les données de la science académique dans les processus d’expertise, soit dorénavant strictement respectée ». Un message à l’intention du gouvernement, en écho aux multiples tribunes parues dans la presse ces derniers mois et cosignées par des chercheurs de disciplines diverses : tous dénoncent la mise au placard par le gouvernement de la science, des connaissances accumulées depuis vingt ans démontrant les effets délétères des produits phytopharmaceutiques sur l’environnement ainsi que sur la santé des agriculteurs et de leurs proches. Preuve en est avec les recommandations formulées dans le rapport d’expertise de l’Anses, dont la commission de déontologie de l’expertise regrette le peu d’effets. Au total, sur les 49 recommandations faites par l’agence, le groupe d’experts a pu en investiguer 35. Et il constate que « la mise en œuvre d’aucune d’entre elles ne peut être aujourd’hui considérée comme aboutie »
Enseignement central de l’avis de la commission et du rapport du groupe d’experts, le plus puissant levier de réduction des expositions professionnelles réside dans la baisse de l’usage des pesticides. « Reculer sur les normes écologiques aujourd’hui, ce serait se tirer une balle dans le pied !, renchérit Franck Thivierge. Il faut au contraire améliorer les débouchés de l’agriculture bio. Réduire l’utilisation des pesticides, c’est indispensable à la fois pour une meilleure protection des sols et pour pérenniser la production agricole française mais aussi pour protéger la santé des agriculteurs et de leurs proches. » La fédération syndicale compte s’appuyer sur l’avis de la commission pour étayer scientifiquement ses objectifs dans les réunions avec les organisations patronales notamment sur les conditions de travail des agriculteurs, les limites des EPI, les risques de cancers et autres maladies chroniques, mais aussi dans les négociations au niveau national et européen où la CFDT défend des solutions agronomiques alternatives. 

Santé sacrifiée à l’aune du productivisme 

Mais la France n’en prend pas le chemin : en février dernier, le gouvernement mettait en pause le plan Ecophyto 2 pour calmer la colère des agriculteurs. Début mai, il a présenté son nouveau plan Ecophyto. Sur le papier, l'objectif de réduction de 50 % des produits phytosanitaires d'ici 2030 - objectif poursuivi en vain depuis 2008 - est maintenu. Mais en réalité, à la demande du principal syndicat agricole, la FNSEA, l’indicateur qui servait à mesurer l'usage des produits phytosanitaires (NODU, nombre de doses unités) et qui avait pourtant fait ses preuves est abandonné et remplacé par un outil de mesure européen, l’indicateur de risque harmonisé (HRI-1). Un indicateur idéal aux yeux du syndicat des exploitants agricoles comme du gouvernement, puisqu’avec ce nouveau mode de calcul l’objectif de réduction de 50 % semble artificiellement très proche ! « La cible est quasiment déjà atteinte » selon Corentin Barbu, chercheur à l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (Inrae), interrogé par France Info le 6 mai dernier, et pour lequel « c’est un extrêmement mauvais indicateur » qui biaise la mesure du risque. Avec ce changement de thermomètre, la fièvre de la FNSEA est bien tombée. La santé des agriculteurs, elle, attendra.