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Pourquoi la controverse sur le « travail bien fait » protège aussi la santé publique

par Yves Clot , Professeur émérite de psychologie du travail au CNAM / 27 février 2025

La discussion sur la qualité du travail, voire le conflit autour de l’évaluation du « travail bien fait », ne sont pas seulement des facteurs de santé pour les salariés. Ils sont aussi, à travers ces sentinelles potentielles, un enjeu de santé publique, comme l'illustrent de récents scandales sanitaires.

Il y a un an, le 4 janvier 2024, une vieille dame, admise aux urgences du CHU de Nantes, est décédée en file d’attente sur un brancard. Un an après, à l’hôpital de Longjumeau, à nouveau une patiente de 20 ans est morte dans les mêmes conditions. Une telle répétition est devenue l’obsession de trop nombreux soignants, aux prises avec les automatismes d’un travail « ni fait, ni à faire ».

Le sacrifice de la conscience professionnelle relie alors santé publique et santé au travail. Travailler, c’est, de plus en plus, vivre dans l’univers morbide de la faute. Et pas seulement dans les métiers du soin. 
Dans le Gard, par exemple, à Salindres, l’entreprise Solvay va fermer au printemps. Des enquêtes, dévoilées en mars 2024, ont révélé́ que l’entreprise rejetait dans les eaux des taux très importants d’acide trifluoroacétique, un produit utilisé pour la fabrication de pesticides, d’extincteurs et de médicaments, que l’on retrouve dans les polluants éternels. Jusque-là les salariés travaillaient en respirant ces produits sans masque, l’entreprise n’ayant accepté que tout récemment de recouvrir les bacs qui les contiennent. La colère liée à perte d’un emploi bien rémunéré et la peur pour sa propre santé se marient à la culpabilité : celle de s’être trouvés mêlés à cette pollution choquante pour la population, qui récupère ces produits, en microgrammes par litre dans l’eau du robinet. On ne peut plus guère fermer les yeux sur des situations de ce genre, aussi répandues que refoulées. 

L’expérience partagée du travail réel

Refoulé est bien le terme pour parler d’organisations du travail passant entre les mailles du filet réglementaire, marchant au déni. Au déni, même, et surtout, des supputations des salariés. La preuve est pourtant faite que le contrôle réglementaire ne peut pas tout. Prenons le dernier exemple en date : l’agence régionale de santé (ARS) d’Occitanie a finalement demandé à Nestlé Waters, propriétaire de Perrier, d’envisager l’arrêt de sa production d’eau minérale sur le site de Vergèze, où travaillent un millier de salariés, en raison de la dégradation de la qualité des nappes d’eau souterraines captées. Et ce après que la firme a eu recours à la fraude pendant des années avec des traitements interdits – microfiltration, filtres UV et charbons actifs – pour faire face à des contaminations bactériennes ou chimiques, à Vergèze, mais aussi sur son site des Vosges, où sont puisées les eaux d’Hépar, de Contrex et de Vittel. 
Mais il aura fallu — et c’est ce point qui est décisif — qu’un ancien employé signale à la direction générale de la concurrence, du commerce et de la répression des fraudes (DGCCRF) des pratiques suspectes dans une usine du groupe. Des sites de production sont alors perquisitionnés, et en 2022, un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) insiste. Le contrôle est ardu, et pas seulement en raison de la chute des effectifs d’agents de contrôle : une usine de conditionnement peut comporter 50 kilomètres de tuyauteries et « les dispositifs de traitement sont parfois très discrets, le plus souvent sous des carters en inox, s’agissant des dispositifs de filtration ». Face à cette opacité du terrain, seule l’expérience partagée du travail réel est une force de rappel. 

Les limites du lanceur d’alerte

Bien sûr, après les scandales sanitaires du lait contaminé pour nourrissons chez Lactalis, des pizzas Buitoni provoquant la mort de deux enfants, après les trucages de Volkswagen et les morts chez Boeing, on peut toujours, avec nombre d’organisations non gouvernementales (ONG), soutenir, que l’Entreprise — puisqu’il ne peut pas y avoir un fonctionnaire derrière chaque production — a la responsabilité́ de faire de l’autocontrôle. Mais elle est alors juge et partie et mieux vaut donc promouvoir, selon les ONG, le contrôle des consommateurs et usagers. 

Face à ces difficultés, il n’est pas rare de voir aussi proposer la solution des lanceurs d’alerte. Mais là encore, l’exemple de Nestlé est édifiant. On connaît maintenant l’expérience de Yasmine Motarjemi, médecin et ancienne directrice de la sécurité alimentaire de ce grand groupe. Elle a été licenciée et indemnisée pour harcèlement après dix-sept années de combat pour contrôler la qualité des produits, en particulier au moment du scandale sanitaire du lait contaminé à la mélamine en Chine. Comme elle le souligne elle-même, chez Nestlé, la pratique d'entreprise rend la gestion de la sécurité́ alimentaire vulnérable et le système d’alerte ne fonctionne pas, même au prix d’un héroïsme personnel ruineux. Dans de nombreux cas, on pourrait dire, en exagérant un peu, que c’est même mieux ainsi. 

Inflation de procédures

Car, paradoxalement, ce système peut se retourner contre la santé des travailleurs. Ainsi l’agitation médiatique à propos de la maltraitance dans les Ehpad s’est-elle soldée, à l’initiative des ARS, par une nouvelle inflation de procédures et de prescriptions supposées contrôler de plus près encore le travail des équipes. Car, imaginer qu’un nouveau pouvoir d’agir ensemble des soignants sur leur travail, jusque-là empêché, qu’une initiative de leur part pour identifier les angles morts de l’organisation des soins, puissent offrir le début d’une solution ne vient pas spontanément à l’esprit des décideurs. On ne mise pas sur le professionnalisme quotidiennement ravalé, et encore moins sur l’entrée des collectifs professionnels dans la boucle de décision. C’est pourtant au détriment d’une efficacité retrouvée du travail, de la santé de ces derniers et d’abord de la qualité des soins prodigués. Ce sont souvent des conditions de travail améliorées et l’augmentation justifiée des effectifs qui sont d’abord réclamées à l’employeur. Mais on lui conteste trop rarement le privilège — pourtant hors de saison — de décider seul du contenu du travail. 

Or, c’est ce que l’on peut faire. On vient de le montrer dans un séminaire tenu à l’automne dernier [Cliquer ici pour visionner la vidéo du séminaire ] : contre les malédictions du travail subordonné, on peut prendre des libertés avec le droit d’aujourd’hui pour préparer le droit de demain. Pour cela, l’action menée dans le monde d’aujourd’hui doit mettre déjà en œuvre les principes de la vie projetée dans le monde d’après. Et d’abord, ne plus cantonner les collectifs de travail à leur rôle dans le champ de la santé au travail. Ils sont, bien sûr, vitaux pour la santé en milieu professionnel quand la controverse y devient possible autour du « travail bien fait ». Mais ils sont de plus en plus vitaux, au-delà, pour la santé publique. 

La qualité vue avec l’œil de ceux qui la font

Bien sûr, l’entrée des usagers et consommateurs dans la boucle de contrôle sur la qualité des produits fabriqués, des services rendus et des soins prodigués est plus que bienvenue. Mais cette qualité ne mérite-t-elle pas d’être d’abord regardée avec l’œil de celles et ceux qui la font ? Les alertes sur la santé publique seraient-elles moins efficaces si elles pouvaient être lancées à partir du travail qui se fait, des dérives qui ne trompent guère celles et ceux qui sont directement vulnérables dans le feu de l’action ? Dans tous les cas évoqués ci-dessus, ne s’est-on pas privés d’une puissance d’action refoulée, d’une force de prévention avertie ? Ne s’est-on pas coupé des sentinelles de la qualité du travail ? 

Certes, on ne saurait s’en remettre aux seules sentinelles du travail collectif. Par définition, les jugements sur la qualité du travail sont discutables. Et l’expérience des collectifs en la matière n’a rien de sacré. Il n’y a même aucune raison de nier les conflits de critères qui s’opposent dans l’évaluation du « travail bien fait » au sein d’une organisation. Au contraire. Mais, pratiqués et institués dans les collectifs, puis entre ces collectifs et leur hiérarchie, ils sont la source du professionnalisme. C’est la coopération conflictuelle autour des décisions sur la qualité du travail, dans le travail, et au-delà, qui protège la santé.

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  • Le replay du séminaire "Qualité du travail, dialogue professionnel et dialogue social", organisé au Cnam à l'automne 2024.