© Simon Bailly

Maladies professionnelles : à quand une vraie reconnaissance ?

par Stéphane Vincent / octobre 2020

Les salariés contaminés par le Covid-19 dans le cadre de leur activité pourront-ils le faire reconnaître en maladie professionnelle ? Rien n’est moins sûr. Les critères définis par le gouvernement pour acter cette reconnaissance sont si restrictifs qu’ils vont exclure de nombreuses victimes. Il s’agit là d’une énième illustration des difficultés rencontrées par les travailleurs pour obtenir réparation. Le compromis historique entériné par la loi – accorder au salarié le bénéfice d’une présomption d’origine professionnelle de sa pathologie en échange d’une relative immunité juridique pour l’employeur – apparaît de plus en plus bancal. L’indemnisation forfaitaire qui en découle pour les victimes s’avère souvent trop faible au regard des préjudices réels et les pousse à attaquer les employeurs en justice, incitant ces derniers à faire barrage à toute déclaration ou reconnaissance. L’absence d’évolution des tableaux de maladies professionnelles, qui conditionnent l’accès à la présomption d’origine, renvoie également les victimes vers un système complémentaire où elle ne s’applique plus. Sans oublier le parcours d’obstacles que constitue la procédure de reconnaissance. Le système doit donc évoluer, et les options sont nombreuses. Une chose est certaine, en tout cas : l’intervention des acteurs de prévention en entreprise demeure déterminante. En mettant en visibilité les risques, ils peuvent à la fois éviter des maladies… et faciliter leur reconnaissance.

© Simon Bailly
© Simon Bailly

De la réparation à la prévention, il y a plus qu’un pas

par Morane Keim-Bagot professeure de droit privé, université de Bourgogne / octobre 2020

Pour le législateur, la loi du 6 décembre 1976 devait améliorer la réparation des atteintes à la santé professionnelles, la rendre plus coûteuse pour les employeurs et ainsi encourager la prévention. Une démarche non couronnée de succès. Explications.

La prévention des maladies professionnelles est une idée somme toute assez nouvelle par rapport à la réparation. Est-ce parce qu’il avait fallu tant lutter pour obtenir leur indemnisation que l’on ne s’est pas préoccupé de mieux les prévenir ? Ou a-t-on estimé que cette question relevait du droit du travail ? Quoi qu’il en soit, la loi de 1976 « relative au développement de la prévention des accidents du travail » a modifié cet état de fait. Sa véritable nouveauté : encourager la prévention via la réparation. Avec le raisonnement suivant : l’employeur devrait être incité à mettre en place des mesures de prévention en raison de la crainte éprouvée quant aux sommes qu’il va devoir débourser, compte tenu des risques professionnels survenus.
Dans le titre V de la loi de 1976, intitulé « Prévention et couverture du risque par le droit de la Sécurité sociale », ce sont deux axes qui sont mobilisés. Le premier concerne la tarification des risques professionnels, déjà existante, mais qui est réformée. Le second, plus original, passe par l’extension de la réparation de la faute inexcusable.

La philosophie du pollueur-payeur

A la différence des autres branches de la Sécurité sociale, financées au moyen de cotisations et contributions dont le taux est uniforme, la branche accidents du travail-maladies professionnelles (AT-MP) met en œuvre une tarification du risque spécifique, élaborée à partir de la sinistralité du secteur d’activité et de la taille des établissements. Cette tarification permet d’imputer les coûts des risques professionnels aux établissements et de déterminer le taux de cotisations applicable. C’est, à gros traits, la même philosophie que celle du pollueur-payeur mais adaptée à la taille de l’entreprise.

Une tarification pas assez dissuasive

Jugées peu efficaces, les règles de la tarification ont été réformées. Aujourd’hui, les entreprises qui emploient moins de 20 salariés sont soumises à une tarification collective, fondée sur des barèmes nationaux. Pour celles employant entre 20 et 149 salariés, la tarification est mixte, et pour celles de plus de 150 salariés, elle est individuelle. La tarification mixte combine une part d’individuelle et de collective. Plus le seuil d’effectif s’approche des 149 salariés, plus elle s’apparente à une tarification individuelle. Ces deux derniers modes de tarification, mixte et individuel, recourent à la notion de « valeur du risque », afin de déterminer le taux de cotisation imputable à l’établissement. Cette valeur du risque sera déterminée par le nombre d’accidents et de maladies, leur gravité, la durée des arrêts qu’ils engendrent. En plus du calcul des cotisations, la tarification intègre également, depuis la loi de 1976, un système de bonus-malus, afin de tenir compte des mesures de prévention mises en place par les employeurs ou de sanctionner ceux qui ne se seraient pas soumis aux injonctions de prévention qui leur ont été adressées.

Des préjudices étendus mais limités

Il est toutefois permis de douter encore de l’efficacité de la tarification en tant qu’outil de prévention des accidents du travail et des maladies professionnelles. En effet, un employeur n’est économiquement incité à éviter la survenance des risques professionnels que si le coût des cotisations sociales est directement lié à la sinistralité de son entreprise. Or, tel est rarement le cas, ne serait-ce que parce que 70 % des entreprises relèvent de la tarification collective. De plus, certains employeurs préfèrent investir dans la contestation de leur taux de cotisation plutôt que dans la prévention. L’Assurance maladie dénonçait ainsi, en 2011, le développement d’un « contentieux quasi industriel à l’initiative des cabinets spécialisés dont l’effet est de saper l’effet d’incitation du système de tarification au développement de la prévention ».
Le deuxième axe de développement de la prévention dans la loi de 1976 concerne la réparation en cas de faute inexcusable de l’employeur. En plus de la majoration de sa rente, le salarié peut dorénavant demander la réparation de quatre postes de préjudices : agrément, esthétique, perte de chance de promotion professionnelle et souffrances physiques et morales.
Depuis 2010, d’autres s’y sont d’ailleurs ajoutés : préjudice sexuel, préjudices temporaires, aménagement du logement ou du véhicule. Le rapport entre cette réparation améliorée et le développement de la prévention peut ne pas apparaître tout à fait intuitif. Pourtant, la faute inexcusable apparaît comme une sanction financière qui pèse sur l’employeur. Mais il est largement admis que le niveau d’indemnisation des risques professionnels limite considérablement le rôle préventif du régime. Le professeur de droit Yves Saint-Jours n’a eu ainsi de cesse de dénoncer le fait que, tant que la réparation coûterait moins cher que la prévention, il n’existerait aucune incitation en direction des employeurs.
A nouveau, l’efficacité de cette réparation améliorée en matière de prévention peut être discutée. D’abord, il n’y a que 1 500 à 2 500 fautes inexcusables reconnues par an, pour plus d’un million de sinistres. Ensuite, les entreprises ont dorénavant la possibilité de s’assurer contre cette faute, certes au moyen de primes extrêmement onéreuses. Enfin, il existe, à nouveau, un contentieux massif en la matière qui conduit trop souvent à ce que l’employeur ne supporte pas réellement le coût de la faute inexcusable. Comme en matière de tarification, il existe un décalage entre l’esprit de la loi et les véritables effets de la faute inexcusable en matière de prévention. Ce qui pose finalement la question suivante : faut-il renoncer à faire de la réparation un levier de prévention ou, au contraire, lui associer un véritable arsenal de sanctions, afin de le rendre efficient ?

La loi de 1898, fruit d’un compromis social
Morane Keim-Bagot

Au XIXe siècle, l’ouvrier victime d’un accident industriel ne pouvait obtenir réparation que s’il démontrait la faute de son patron, en vertu des règles de la responsabilité civile. Mission impossible ou presque... Dans ces conditions, près de 90 % des victimes ne percevaient aucune indemnité. Dans un contexte de développement industriel, avec sa myriade d’accidents, les juges et la doctrine se sont rapidement saisis de cette impasse juridique. Et le 9 avril 1898, après dix-huit ans de débats parlementaires houleux, la loi sur la réparation des accidents de travail était adoptée.
Cette loi repose sur un compromis social, un « deal en béton ». L’ouvrier n’a pas à démontrer la faute du patron dans la survenance de son accident pour être indemnisé. En échange, le patron est doublement protégé. Tout d’abord, il n’a pas à réparer l’intégralité des séquelles subies par le travailleur, qui perçoit une réparation forfaitaire. Ce forfait s’applique pour le même type de séquelle à tous les salariés concernés, quel que soit leur âge, leur sexe, leur métier. Il se traduit par le versement d’un capital pour les séquelles les moins graves, par une rente viagère pour celles qui le sont plus. Ensuite, le patron bénéficie d’une relative immunité : le travailleur ne peut pas aller rechercher sa responsabilité civile devant les tribunaux, même s’il peut invoquer sa responsabilité pénale.

Pas d’impunité

Une seule exception au tableau : la faute inexcusable de l’ouvrier ou du patron. En effet, l’immunité totale de l’un ou de l’autre, quelles que soient les conditions de survenance de l’accident, présentait un caractère immoral, injuste. Le patron ne pouvait pas être dégagé de toute responsabilité, en cas d’incurie manifeste. Et il aurait été impensable de voir un ouvrier ayant provoqué un accident « renté et pensionné aux frais de celui-là même qu’il a peut-être ruiné », tel que formulé à l’époque. En cas de faute inexcusable de l’employeur, la quotité de l’indemnisation perçue par l’ouvrier est augmentée. Elle est réduite si c’est lui qui a commis une telle faute.
Il faudra attendre vingt ans pour que le régime soit étendu aux maladies professionnelles, par la loi du 25 octobre 1919. Après tout, celles-ci n’étaient-elles pas avant tout imputables au manque d’hygiène des ouvriers ? C’est ce que laissaient entendre les débats parlementaires, au cours desquels il a pu être avancé « que les allumettiers ne contracteraient pas la nécrose s’ils avaient une bonne dentition et des gencives saines ». Ce système, qui relevait des assurances privées, a ensuite intégré la toute jeune Sécurité sociale en 1946.