C’est sans doute une des petites révolutions provoquées par la crise sanitaire : la généralisation d’un dialogue social « en ligne », qui perdure aujourd’hui avec son avatar en mode hybride. Car une partie des employeurs et des élus du personnel, en particulier si le périmètre du CSE s’étend sur un vaste espace géographique, continuent de se réunir en « distanciel », selon le mot aujourd’hui consacré.
La visioconférence offre d’indéniables avantages, en termes de facilité et de rapidité. Mais pas seulement : « La suppression des déplacements permet aussi plus d’inclusivité pour les personnes en situation de handicap et celles qui ont besoin d’une flexibilité accrue de leur temps de travail, comme les aidants familiaux », estime Matthieu Trubert, délégué syndical Ugict-CGT de Microsoft. Il souligne cependant un problème : « Le dialogue social en hybride entre direction, instances et organisations syndicales rencontre la même difficulté que celle observée dans le travail : la coexistence entre effectifs sur site et à distance. »
Chercheur à l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires), Kevin Guillas-Cavan constate une autre dérive : « Avec les facilités offertes par cet espace de discussion en ligne, le CSE central a repris la main sur le dialogue social. Et les accords négociés sont très peu déclinés avec des adaptations au niveau local. »
La santé au travail… déconnectée
Avec l’intensification des ordres du jour (conséquence de la fusion des instances représentatives du personnel dans le CSE), la prise de parole devient encore plus formelle dans la configuration hybride : « Celui qui anime la réunion en tire un pouvoir renforcé, dans des échanges rigidifiés, remarque Guillaume Tiffon, sociologue à l’université d’Evry Paris-Saclay. Les personnes non présentes physiquement s’expriment moins et s’en trouvent marginalisées. L’ordre du jour, minuté et saturé, donne le sentiment que l’instance fonctionne de plus en plus comme une chambre d’enregistrement. » « Les questions de santé viennent tout à la fin, alors que ce type de réunion s’avère plus épuisant. Ce qui amène à couper court sur ces sujets », complète Sabine Fortino, sociologue à l’université Paris Nanterre.
La visioconférence complique aussi la tenue des débats. « Pendant les négociations, en particulier lorsqu’il y a pluralisme syndical, les interlocuteurs ont besoin de pauses pour réfléchir ensemble, ce que le numérique empêche », note Jean Grosset, directeur de l’observatoire du dialogue social de la Fondation Jean-Jaurès (voir A lire). Néanmoins, des outils comme les SMS, les courriels et les groupes WhatsApp donnent aux élus d’autres possibilités de se concerter en marge des réunions. « Alors que chacun est derrière son ordinateur, un collectif se recrée grâce à ces modes de communication qui passent sous les radars ; on développe des stratégies de prises de parole sur l’instant, avec souvent un côté jubilatoire », indique Sabine Fortino. Ces « espaces clandestins » qui échappent à l’entreprise posent toutefois la question de la confidentialité des données.
Mais la révolution numérique ne touche pas seulement les relations formalisées entre directions et représentants des salariés. Ces derniers se trouvent bousculés dans leur façon d’échanger avec les travailleurs. D’autant que la France affiche en la matière un sérieux retard. « Un accord-cadre européen de juin 2020 préconise de faire passer le dialogue social aux outils du XXIe siècle, et donc de donner des droits de communication collectifs aux instances et aux organisations syndicales, mais ce n’est pas encore inscrit dans le droit français, rappelle Matthieu Trubert. A défaut d’un accord d’entreprise, ces dernières ne peuvent pas se servir des moyens de communication internes. » Lorsque leur usage est autorisé, la consultation du personnel est facilitée. « A La Poste, par exemple, une grande majorité des postiers a été consultée sur les transformations de l’entreprise, explique Jean Grosset. Cette démarche donne la possibilité aux élus de s’engager par leur signature avec l’assentiment d’une bonne partie du personnel, davantage consciente de l’utilité syndicale et impliquée dans la réflexion sur des accords qui la concernent. » Quant à l’intranet, il n’apparaît pas comme la panacée : « L’alimenter demande du temps, relève Matthieu Trubert. Et puis, il revient au personnel d’aller y chercher les informations. Alors qu’avec le courriel, celles-ci sont “poussées” collectivement, sur un pied d’égalité, vers tous les salariés. C’est un enjeu essentiel. »
Un moyen d’enrichir la discussion collective
Mais surtout, les voies numériques de communication ne compensent pas l’éloignement des lieux de travail. « Faute de moyens pour échanger à distance avec les salariés, leurs représentants rencontrent plus de difficultés à jouer leur rôle de thermomètre, estime Kevin Guillas-Cavan. Les signaux faibles qu’ils captaient auparavant en étant sur le terrain sont désormais moins bien perçus. »
C’est pourquoi cette présence au contact de ceux qui effectuent le travail demeure indispensable, selon Guillaume Tiffon, qui voit dans la communication en ligne tous azimuts un potentiel danger. Celle-ci, avec la multiplication des canaux et les connexions hors horaires de travail, risque d’entraîner un épuisement des élus et délégués syndicaux.
Bien dosés et utilisés, les outils numériques sont cependant susceptibles de se transformer en atouts. Particulièrement quand il s’agit d’aborder la santé au travail. « Les syndicats ont compris que sur ces sujets, il faut partir du terrain, indique Guillaume Tiffon. Leur réflexion est alimentée par des expériences concrètes et précises que le numérique contribue à agréger et à faire connaître, via des vidéos et les réseaux sociaux. Des dossiers partagés ou un espace contributif en ligne peuvent aussi permettre à chacun d’enrichir la discussion collective. » Tout ceci favorisant un meilleur travail de représentation et la construction d’actions qui n’auront rien de virtuelles…