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« 20 % des dépressions attribuables au harcèlement au travail en France »

entretien avec Hélène Sultan-Taïeb Professeure en santé au travail à l’université du Québec à Montréal (UQAM), Canada.
par Nolwenn Weiler / 15 septembre 2023

La professeure en santé au travail Hélène Sultan-Taïeb dresse un bilan alarmant du fardeau des maladies cardiovasculaires et des dépressions attribuables aux risques psychosociaux (RPS) au travail. Elle est coautrice d’un rapport sur le sujet publié en juillet par l’Institut syndical européen (Etui). 

Que met en évidence votre rapport concernant les maladies professionnelles imputables aux risques psychosociaux (RPS) ?
Hélène Sultan-Taïeb : Ce rapport1 publié par l’Etui, réalisé en collaboration avec Isabelle Niedhammer de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), montre un lourd fardeau en termes de dépressions et de maladies cardiovasculaires2 dues à l’exposition aux risques psychosociaux au travail en Europe. Nous avons notamment relevé d’importantes différences entre l’Est et l’Ouest, avec notamment un fardeau des maladies cardiovasculaires attribuables au travail plus élevé dans les pays de l’Est de l’Europe.

Quels sont les RPS pris en compte dans vos travaux ?
H. S-T. : Les RPS considérés sont le « job strain », soit la combinaison entre une forte demande psychologique et une faible marge de manœuvre au travail ; le déséquilibre entre l’effort fourni et la récompense obtenue sous forme de promotion, de salaire ou de reconnaissance de la part des collègues ou des supérieurs ; l’insécurité de l’emploi liée à la crainte de perdre son emploi dans les six prochains mois ; le temps de travail prolongé au-delà de 55 h par semaine ; le harcèlement moral au travail. La littérature scientifique établit un lien entre la dépression et le harcèlement au travail.
Le fardeau total des maladies coronariennes attribuables aux RPS en 2015 dans les 28 pays européens est de 173 629 pour les hommes et 39 238 pour les femmes. Il est calculé en DALYs (pour Disability-Adjusted Life Year), un indicateur qui cumule le nombre d’années de vie perdues à cause des décès et le nombre d’années de vie perdues tenant compte d’un coefficient d’incapacité liée à la maladie. Pour la dépression, on est à 355 665 DALYs pour les hommes et 305 347 pour les femmes. Un chiffre marquant pour la France : 19 % des cas de dépression des 15-64 ans sont attribuables au harcèlement moral au travail. C’est le chiffre le plus élevé d’Europe. La moyenne des 28 pays inclus dans l’étude se situe à 9 %. En Allemagne, on est à 8,6 %, en Italie à 4,5 % et en Irlande à 15 %.

Au-delà d’une « photo » de l’état sanitaire de la population au regard des risques psychosociaux, vous vous êtes aussi intéressées à la réparation de ces préjudices. Qu’en est-il ?
H. S-T. : Il est extrêmement rare de faire reconnaître une maladie coronarienne comme maladie professionnelle dans les systèmes de réparation des accidents du travail et des maladies professionnelles (AT/MP) en Europe. C’est une donnée qui passe sous le radar alors que cela apparaît très clairement dans nos résultats. En Europe, 4,2 % des maladies coronariennes sont attribuables au « job strain ». En France, ce taux est de 4 %.  Concernant la dépression, il est aussi encore très rare qu’elle soit reconnue comme une maladie professionnelle. Une des raisons : les déclarations de ces pathologies psychiques comme maladie professionnelle sont rarement faites, même quand le rôle du travail est manifeste.

D’après votre rapport, ce défaut de reconnaissance met aussi au jour d’importants enjeux financiers. Pouvez-vous revenir sur ce point ? 
H. S-T. : Les maladies causées par le travail mais qui ne sont pas reconnues comme maladies professionnelles sont prises en charge par la branche assurance-maladie de la Sécurité sociale,  financée par les contribuables et les employeurs. Normalement, c'est la branche AT/MP, abondée par les cotisations des employeurs uniquement, qui doit financer la réparation des maladies professionnelles. Il faut souligner qu’une maladie causée par le travail coûte non seulement en dépenses de santé, mais aussi en perte de qualité de vie pour l’employé, pour la famille et l’entourage, en pertes de production (absences, présentéisme), et en années de vie perdues pour cause de décès. Le coût sociétal est donc élevé.
Il apparaît donc primordial d’agir dans les milieux de travail pour mettre en place des mesures de prévention des RPS au niveau organisationnel mais aussi pour améliorer la reconnaissance des maladies professionnelles liées à ces risques. S’agissant du harcèlement par exemple, on connaît les mesures qui sont efficaces, à savoir une politique de tolérance zéro portée de manière paritaire entre syndicats et direction. Cette politique demande une définition précise de ce qu’on appelle harcèlement psychologique en lien avec la loi, des dispositifs et ressources permettant la déclaration de cas de harcèlement qui garantissent l’anonymat et la confidentialité, mais aussi une sensibilisation, à tous les niveaux hiérarchiques, des impacts négatifs du harcèlement sur la santé et donc sur la performance de l'entreprise.

  • 1Ce rapport est basé sur les données de l’enquête européenne sur les conditions de travail réalisée en 2015 par la fondation de Dublin (Eurofound). Il a fait l’objet de deux articles scientifiques (International Archives of Occupational and Environmental Health (2022) 95 :233–247 et European Journal of Public Health, Vol. 32, No. 4, 586–592).
  • 2Maladies cardiovasculaires incluses dans l’étude : maladies coronariennes, accidents vasculaires cérébraux (AVC), fibrillation auriculaire, maladies artérielles périphériques.