Causes du cancer : pourquoi le travail échappe aux radars

par Emilie Counil épidémiologiste, enseignante-chercheuse à l'Ecole des hautes études en santé publique (EHESP) / octobre 2017

Les politiques de prévention du cancer sont définies à l'aide d'outils élaborés par l'épidémiologie : les parts attribuables à diverses causes. Or leur calcul, discutable, indique que le poids du travail serait faible. Au détriment de toute justice sociale

Au cours des derniers mois, plusieurs études scientifiques ont rapporté des nombres de décès par cancer attribuables aux expositions professionnelles en France. Moins de 3 500 par an, selon l'Institut national du cancer (soit 2,4 % des décès par cancer, dix fois moins que pour le tabac et près de trois fois moins que pour l'alcool). Un nombre avancé alors même que, de son côté, Santé publique France estime que les seules expositions à l'amiante entraîneraient chaque année la mort de 2 000 à 4 700 personnes... Depuis la fin des années 1970, les évaluations se succèdent dans une guerre des chiffres qui ne dit pas son nom. Face à cette cacophonie statistique, quel poids donner aux conditions de travail dans la survenue des cancers ?

"Extrapolations de fiabilité incertaine"

Pour comprendre la difficulté à se faire une idée sur cette question, il faut entreprendre un fastidieux mais néanmoins passionnant travail d'enquête sur les sources. Lequel nous ramène souvent, partant de tel ou tel rapport ou article récent, à une publication de la prestigieuse revue américaine Journal of the National Cancer Institute datant de... 1981. Dans cette publication au format atypique pour un article scientifique, puisqu'il s'agit d'un rapport d'une centaine de pages, deux éminents épidémiologistes, Richard Doll et Richard Peto, examinent certaines causes évitables du cancer aux Etats-Unis. Et concluent que 4 % (au minimum 2 % et au maximum 8 %) des décès provoqués par cette pathologie sont attribuables au travail, contre 30 % pour le tabac et 35 % pour l'alimentation. A partir d'une liste de quatorze "causes professionnelles établies de cancer", comment les auteurs en sont-ils arrivés à ces conclusions ? De leur aveu même, excepté pour le tabac, les informations épidémiologiques qui auraient permis une estimation quantitative directe manquent. Ils ont donc dû procéder par "extrapolations de fiabilité incertaine, impressions cliniques et hypothèses actuelles", autrement dit par tâtonnements et avis d'experts.

En outre, lorsque Doll et Peto rapportent ce 4 %, ils omettent d'attirer l'attention sur le fait que leur calcul s'appuie essentiellement sur un avis concernant les décès par cancer du poumon attribuables au travail, rapportés à l'ensemble des décès par cancer, tous types confondus. Prenons un exemple pour illustrer la distorsion introduite : jugeant les preuves inexistantes concernant les liens entre travail et cancer du sein (alors principale cause de décès par cancer chez les femmes aux Etats-Unis), les deux épidémiologistes considèrent qu'aucun décès par cancer de ce type n'est attribuable à la profession ; en revanche, ils intègrent les décès liés au cancer du sein dans le décompte du nombre total de décès par cancer. De même concernant les cancers de l'ovaire, du pharynx ou du colon-rectum, pour lesquels la part attribuable (voir "Repère") au travail est estimée nulle ou proche de zéro, la plupart du temps faute de preuves scientifiques, tandis que les décès sont pris en compte dans le fardeau global de la maladie. La dilution qui s'ensuit, induisant une probable sous-estimation, n'est détectable qu'à travers l'examen détaillé des méthodes, et elle n'a en général pas été relevée par les auteurs citant cette étude.

Repère

En épidémiologie, la "fraction attribuable" à un facteur de risque (amiante, tabac, pollution atmosphérique, virus de l'hépatite A, etc.) désigne la proportion de cas d'une maladie qui auraient été évités si personne n'avait été exposé à ce facteur. Dans cet article, on parle de "part attribuable" par souci de simplification. Pour la quantifier, il faut connaître la proportion de personnes exposées (appelée "prévalence") et le facteur par lequel le risque de maladie est multiplié si l'on est exposé (appelé "risque relatif"). Cette notion est apparue en 1953 dans un article scientifique de Morton L. Levin, "The occurrence of lung cancer in man".

Plus troublant encore, de nombreux autres articles scientifiques publiés par la suite, ayant adopté des approches méthodologiques plus rigoureuses et en tout cas conformes aux canons de l'épidémiologie, ont proposé des ordres de grandeur remarquablement comparables à ceux de Doll et Peto, généralement compris entre 2 % et 8 %, et ce, pour divers pays et à différentes périodes. D'où un commentaire, paru en 2015 à l'occasion du 75e anniversaire de la revue du National Cancer Institute, qui saluait l'actualité de ces estimations... vieilles de trente-cinq ans !

Jeu de pourcentages

Dans un ouvrage édité en 1995, l'historien des sciences Robert N. Proctor revient sur le tournant politico-scientifique de la fin des années 1970, au cours duquel le scénario des 4 % est devenu prépondérant. Depuis les années 1960, l'idée selon laquelle la plupart des cancers sont environnementaux et peuvent dès lors être prévenus est largement relayée, remettant en cause les conceptions plus traditionnelles de la cancérogenèse (hasard, défaut génétique ou vieillissement). Pour certains, tel le professeur en santé environnementale et santé au travail Samuel Epstein, la responsabilité est à chercher du côté de l'industrie, accusée à la fois de commercialiser un nombre croissant d'agents chimiques et d'en cacher soigneusement les dangers, avec la complicité plus ou moins active des autorités chargées de la réglementation et des agences de lutte contre le cancer. La solution est donc à trouver du côté d'un renforcement de la réglementation relative aux cancérogènes industriels. Pour d'autres, tel Richard Peto, seuls les cancers du poumon liés au tabac sont en augmentation, et les bénéfices à attendre de restrictions d'usage des cancérogènes industriels sont par trop incertains pour que celles-ci soient justifiées. Dans ce "jeu des pourcentages", comme l'appelle Proctor, on constate deux motifs récurrents : d'une part, la mise en concurrence d'estimations hautes et basses de la proportion de cancers attribuables au travail ; d'autre part, la mise en concurrence de causes professionnelles (les cancérogènes présents sur le lieu de travail) et de causes dites "comportementales" (le tabagisme et la prise alimentaire).

La thèse développée par Epstein va être confortée par un rapport de 1978 (appelé "Osha paper"1 par Doll et Peto), cosigné par des scientifiques de trois grandes agences sanitaires américaines. Selon eux, l'amiante et cinq autres cancérogènes professionnels seraient responsables d'au moins 20 % des décès par cancer, une proportion qui pourrait atteindre 40 % dans les décennies à venir. Le retentissement médiatique et politique est important. C'est en fait à l'issue de plusieurs années de joutes par commentaires interposés dans des revues aussi prestigieuses que Nature, The Lancet et Science que la publication de Doll et Peto impose finalement avec ses 4 % un déclassement durable et relativement ubiquitaire des facteurs professionnels - et plus largement des produits chimiques industriels - parmi les causes du cancer. Commandée par l'office scientifique du Congrès américain, cette publication, très critique envers le "Osha paper", arrive alors que les républicains reprennent le pouvoir après le mandat du démocrate Jimmy Carter, président "écologiste" dont les projets de réforme en faveur de la protection de la santé des travailleurs avaient rencontré de fortes oppositions au sein même de son administration. La science au service de la déréglementation ? On peut légitimement se poser la question.

Erreur d'interprétation

Car si les parts attribuables sont mobilisées pour définir les priorités de prévention dans le cadre d'un dialogue entre sphères scientifiques et institutionnelles, elles participent aussi en amont à la (dé)construction des problèmes de santé publique, dans la mesure où elles proposent une hiérarchie des causes largement relayée dans l'espace public. Sur les paquets de tabac vendus en France, on peut par exemple lire que "fumer provoque 9 cancers du poumon sur 10". Certes, ce message vise, sans doute à juste titre, à marquer les esprits du point de vue de la prévention ou de la cessation tabagique, mais il laisse entendre que seuls 10 % des cancers du poumon ont une cause autre que le tabagisme. Ce qui est faux. D'abord parce que ce 90 % concerne les cancers survenant chez des fumeurs, et non pas en population générale. Pour le savoir, il faut connaître les modalités de calcul qu'utilisent les épidémiologistes ; or, sur un paquet de cigarettes comme dans un article de presse grand public, seul le résultat subsiste. Ensuite parce que, dans le cas d'une maladie multifactorielle comme le cancer, pour laquelle des enchaînements et combinaisons complexes de facteurs sont nécessaires au processus de cancérisation, les causes ne sont pas en compétition les unes avec les autres mais agissent de concert, voire parfois en renforçant mutuellement leurs effets (comme c'est le cas pour le tabac et l'amiante vis-à-vis du cancer du poumon). Autrement dit, les parts attribuables ne s'additionnent pas à 100 %. Le fait que neuf cancers du poumon sur dix seraient dus au tabac chez les fumeurs ne permet pas de déduire que seulement un sur dix, tout au plus, pourrait être dû à d'autres expositions. Derrière l'apparente simplicité du chiffre se cache encore une erreur d'interprétation, celle de confondre la part des maladies ou décès attribuables à une cause avec la proportion de maladies ou décès directement évitables. La prévention tabagique, pour active qu'elle soit, rencontre bien des obstacles. Amer constat, en effet, que celui d'un tabagisme globalement stable au cours des dernières années, mais tendant à se concentrer dans les milieux les plus défavorisés, sachant que le cancer du poumon demeure le plus meurtrier.

Généralisation abusive

A cela s'ajoute une erreur de généralisation. Toutes les estimations de la part des cancers attribuables au travail sont fondées sur une sélection de cancérogènes professionnels reconnus et de types de cancers pour lesquels les preuves sont jugées suffisantes chez l'homme. Par conséquent, on n'obtient jamais la part des cancers attribuables au travail, mais tout au mieux celle de quelques combinaisons "agent cancérogène-cancer" pour lesquelles les données existent et sont jugées de qualité suffisante. Santé publique France communique d'ailleurs de cette façon prudente en publiant une "estimation de parts de cancers attribuables à certaines expositions professionnelles en France". Une précaution de langage qui est loin d'être la règle. Comme pour le calcul réalisé par Doll et Peto, l'ordre de grandeur de ces parts attribuables va résulter en premier lieu du nombre de combinaisons prises en compte. Or ce nombre, pour croissant qu'il ait été depuis la publication du chiffre de 4 %, est lui-même fonction des connaissances disponibles, donc en creux de l'étendue de notre ignorance concernant des milliers d'agents chimiques produits et utilisés par l'industrie. Il dépend par ailleurs de partis pris méthodologiques concernant les niveaux de preuves scientifiques requis pour établir un lien de causalité et retenir une combinaison donnée.

Une inégale distribution des risques

La définition des expositions pourra enfin faire varier les estimations du simple au double, voire plus. Ainsi, selon une étude menée en Nord-Lorraine au début des années 2010, la part des cancers du poumon attribuables à quatre puissants cancérogènes - amiante, hydrocarbures aromatiques polycycliques, gaz d'échappement diesel et silice cristalline - peut atteindre plus de 50 % chez les hommes (les femmes n'étaient malheureusement pas incluses dans l'étude), lorsqu'elle est évaluée à l'échelle d'anciens bassins industriels. Des hommes bien souvent ouvriers ou anciens ouvriers des mines de fer et de charbon, des fonderies et autres aciéries de cette région.

Ce dernier point est particulièrement important en ce qu'il met en évidence un des mécanismes de disparition statistique du lourd tribut payé au cancer par les classes laborieuses des Trente Glorieuses, tribut que les travailleurs les plus précarisés depuis le développement de l'intérim et la généralisation des sous-traitances en cascade continuent probablement de supporter. La notion même de "fraction des cancers attribuables au travail en population générale" participe en effet d'un impensé : celui de l'inégale distribution des risques cancérogènes entre travailleurs de différents statuts et professions, et des rapports sociaux, eux-mêmes inégaux, qui la sous-tendent. Ce faisant, elle écarte les questions de justice sociale dans l'examen comparatif des causes du cancer et de leur prévention. Pourtant, la loi de 2004 relative à la politique de santé publique précise que cette dernière devrait viser à réduire les inégalités sociales de santé. Pourtant, encore, d'après l'édition 2010 de l'enquête française concernant la surveillance médicale des expositions aux risques professionnels (Sumer), les ouvriers constituent les deux tiers des 2,2 millions de travailleurs exposés aux cancérogènes chimiques, alors qu'ils représentent moins d'un salarié sur trois...

Effet "boîte noire"

Loin de constituer des indicateurs statistiques neutres et simples d'interprétation, les parts attribuables reposent au final sur des concepts et choix méthodologiques que les décideurs politiques et bien des praticiens de santé publique ont du mal à s'approprier. De fait, les mécanismes complexes de production des données, en partie décrits dans des textes scientifiques publiés en anglais, ne peuvent qu'échapper à la compréhension du profane. Cet effet "boîte noire" rend la critique difficile et exclut du débat non seulement une partie des acteurs de la prévention, dont les syndicats, mais aussi la majorité des citoyens qui paient le plus lourd tribut des risques du travail, souvent sans s'en rendre compte, persuadés - parfois par leur médecin - que s'ils n'avaient pas trop fumé, trop bu ou mal mangé, ils n'en seraient pas là... Or, dans le cas d'un fumeur exposé à la silice lors de son activité professionnelle, à qui revient la responsabilité du cancer ? S'il n'y a pas de réponse scientifique à cette question, il y a en revanche bien des opinions.

Jusqu'ici, l'utilisation des parts attribuables pour comparer des causes évitables de cancer à l'échelle de la population générale a globalement participé au déclassement des expositions professionnelles, lorsqu'elle ne les a pas fait tout simplement disparaître de la liste des priorités de prévention. Si certains y voient le reflet d'une contribution marginale du travail, on peut s'interroger sur les dangers de laisser croire qu'une quantification est possible, là où le poids des convictions politiques et une occultation bien réelle semblent souvent l'emporter. Car les effets se font sentir non seulement en matière de prévention, mais aussi dans la prise en charge des cancers par le système de réparation des maladies professionnelles, qui reste insuffisante malgré le nombre croissant des combinaisons "agent cancérogène-cancer" susceptibles d'ouvrir droit à indemnisation. Une défaite de plus de la santé publique ? Ou l'urgence, vieille de plus de trente-cinq ans, d'ouvrir un large débat sur ce qu'il serait juste de faire en faveur de questions et de groupes sociaux durablement négligés ?

En savoir plus
  • "Produire de l'ignorance plutôt que du savoir ? L'expertise en santé au travail", par Emilie Counil et Emmanuel Henry, Travail et Emploi n° 148, octobre 2016.

  • "The percentages game", in Cancer wars. How politics shapes what we know and don't know about cancer, par Robert N. Proctor, Basic Books, 1995.