Congrès : la mondialisation des troubles musculo- squelettiques

par Annette Leclerc directrice de recherche à l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) Yves Roquelaure professeur en médecine du travail et responsable du Laboratoire d'ergonomie et d'épidémiologie en santé au travail (Leest) de l'université d'Angers, / janvier 2011

A l'instar des systèmes de production qui les génèrent, les troubles musculo-squelettiques liés au travail se mondialisent. Lors du 7e congrès international Premus, chercheurs et préventeurs ont partagé les connaissances les plus récentes sur ces pathologies.

Pas de révolution des idées, mais une certitude : les recherches et les réflexions sur les troubles musculo-squelettiques (TMS), concernant tant leur genèse que leur prévention, convergent de plus en plus dans le monde. Tel est le constat établi à l'issue de la septième édition de Premus, congrès international sur les TMS liés au travail, qui s'est tenue à Angers (Maine-et-Loire), en fin d'été (voir " Repère "). Pendant cinq jours, le point a été fait sur les connaissances scientifiques les plus récentes portant sur la physiopathologie, l'épidémiologie et la prévention de ces pathologies, qui représentent la principale cause de maladies professionnelles dans le monde. Cette année, l'accent a été mis sur les interventions en entreprise et les stratégies de maintien en emploi et de retour au travail des victimes, avec plus de 80 communications sur ces thèmes, contre 7 en 2004. Il s'agit là d'une avancée importante, compte tenu des retombées pratiques envisageables.

Repère

Le 7e congrès Premus (Seventh International Scientific Conference on Prevention of Work-Related Musculoskeletal Disorders) a été organisé du 29 août au 2 septembre, à Angers, par le Laboratoire d'ergonomie et d'épidémiologie en santé au travail (Leest) de l'université d'Angers, l'Institut de veille sanitaire (InVS) et l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Principal congrès sur les troubles musculo-squelettiques liés au travail, Premus réunit, sous l'égide de la Commission internationale de santé au travail (Icoh-Cist), les spécialistes mondiaux du sujet (biomécaniciens, physiologistes, épidémiologistes, ergonomes, préventeurs, cliniciens, psychologues, sociologues, spécialistes de gestion, économistes, médecins du travail, etc.). Lors de l'édition 2010, près de 650 d'entre eux, venus de 40 pays, ont pu assister à 22 symposiums, 25 sessions ouvertes et 7 présentations invitées.

Du travailleur du métro coréen au musicien classique danois

La large audience internationale de Premus témoigne de l'ampleur des problèmes liés aux TMS. Avec la diffusion des techniques de production au plus juste dans la plupart des pays en voie de développement, le " phénomène TMS " est devenu mondial. Ainsi, leur fréquence dans les pays asiatiques, sud-américains et maghrébins récemment industrialisés atteint maintenant des niveaux voisins de ce qui est rapporté en Europe, aux Etats-Unis ou au Japon. Les TMS concernent un grand nombre de métiers ou secteurs caractérisés par des gestes répétitifs sous contrainte de temps : ils touchent aussi bien les ouvriers du vêtement en Indonésie et du tapis en Tunisie que les travailleurs du métro en Corée, les musiciens classiques au Danemark, les opérateurs de centres d'appels au Brésil, les femmes de chambre dans les hôtels américains ou les employés du conditionnement des crabes au Canada. Par ailleurs, si les risques liés à l'usage intensif d'un ordinateur sont connus depuis longtemps, on note la fréquence croissante des douleurs chez les utilisateurs de nouvelles technologies de l'information (tablette, console vidéo...).

En matière d'évaluation des expositions, les approches sont convergentes, tant sur le plan de la méthodologie que des résultats. Ainsi, l'incidence du syndrome du canal carpien (SCC), situé au niveau du poignet, est comparable en France et en Allemagne, alors qu'il est reconnu en maladie professionnelle en France et non en Allemagne. Cela confirme que la comparaison des pays par les seules statistiques des maladies professionnelles n'est pas fiable. Les études portant sur l'évaluation des expositions et les liens avec les TMS dans des professions et secteurs particulièrement touchés, comme la construction, la santé, l'industrie textile et l'agriculture, montrent que les mêmes métiers et expositions sont causes de TMS dans différents pays. Cependant, les méthodes d'évaluation sont souvent plus complexes et expérimentales (techniques biomécaniques) dans les pays nordiques ou aux Etats-Unis qu'en France, où l'on privilégie l'approche par autoquestionnaire ou analyse du travail.

Test réussi pour l'intervention ergonomique

Les mécanismes physiologiques en jeu dans le développement des TMS sont désormais mieux connus. L'Américain David Rempel a ainsi étudié le rôle de la pression intracanalaire dans la survenue du syndrome du canal carpien : l'alignement neutre du poignet et des doigts lors des manipulations répétitives ou de la frappe dactylographique se révèle important pour réduire le risque. Un essai thérapeutique a démontré l'efficacité des claviers ergonomiques. Des communications assez techniques sur les douleurs cervicales ont conclu que les TMS pouvaient survenir en l'absence de gestes répétitifs.

Une équipe américaine dirigée par Mary F. Barbe a mis au point un modèle animal de syndrome du canal carpien en conditionnant des rats à réaliser des tâches très répétitives avec les pattes avant. Au bout de douze semaines d'activité intensive sont apparues des anomalies neurologiques voisines de celles observées chez l'homme. Les effets d'un anti-inflammatoire ou d'une intervention ergonomique réduisant la répétitivité des mouvements ont alors été évalués grâce à un groupe témoin. Résultat : l'intervention ergonomique améliore significativement l'inflammation du nerf et les anomalies neurologiques. Cet " essai thérapeutique " chez l'animal apporte la première preuve expérimentale de l'efficacité possible des interventions de prévention, en soulignant l'intérêt de la diminution de l'exposition aux travaux répétitifs et en force dans la prévention secondaire du SCC, et plus généralement des TMS.

Des travaux scandinaves ont mis en évidence les mécanismes expliquant l'effet nocif du travail statique prolongé, qui provoque des douleurs du cou et des épaules ainsi que de la fatigue musculaire. Ces douleurs chroniques sont liées à des anomalies de la commande motrice et de l'oxygénation des muscles, qui peuvent être majorées par l'exposition au stress.

Plusieurs équipes ont synthétisé les données sur le rôle conjoint des facteurs de susceptibilité individuelle, comme l'obésité ou l'athérosclérose, et des facteurs de risque professionnels dans la survenue de lombalgies ou des TMS des membres. Globalement, il ressort que les premiers peuvent augmenter le risque de TMS et devraient être corrigés dans la mesure du possible, notamment en cas de surpoids, mais que la plupart ne sont pas modifiables et donc évitables par la prévention, contrairement aux facteurs liés aux conditions de travail. Ce n'est donc pas l'axe principal d'action pour prévenir les TMS. En particulier, si des facteurs génétiques peuvent favoriser, d'après une étude conduite en Suède chez plus de 15 000 jumeaux, lombalgies et douleurs du cou et des épaules, leur influence semble relativement modeste comparée à celle de la charge physique de travail (T. Nyman).

La politique de santé publique, moteur de la prévention

Les interventions et les actions susceptibles de réduire les expositions et d'améliorer la santé ont fait l'objet de nombreuses présentations. Pour sa part, l'Américaine Barbara Silverstein a insisté sur le rôle clé de la politique de santé publique pour passer de la théorie (la recherche scientifique) à la pratique (les actions de prévention), en exposant en quoi la surveillance épidémiologique de l'Etat de Washington avait orienté la prévention et comment la réglementation du travail avait favorisé le déploiement de la prévention dans les entreprises. Cette expérience est sans doute l'exemple le plus abouti d'une politique de santé au travail intégrée dans le domaine des TMS. Dans le même esprit, la Néerlandaise Birgit Blatter a présenté l'état d'avancement d'un projet qui porte sur l'intérêt et la faisabilité de modifications de la législation européenne concernant les expositions à des facteurs de risque de TMS. De leur côté, des pays aussi différents que la Corée, l'Allemagne, la Suisse et les Etats-Unis réfléchissent à une réglementation ou à des plans de prévention anti-TMS. Plusieurs interventions ont montré l'intérêt, sous l'angle du rapport " coût-efficacité ", qu'auraient la société et les entreprises à développer davantage d'actions de prévention.

Pour prévenir les TMS, l'intérêt de l'approche participative, où les salariés ne se voient plus imposer de " bonnes solutions " par des experts mais sont acteurs de la démarche, n'est plus à prouver. La Canadienne Nicole Vézina et le Français François Daniellou ont défendu ce point de vue, en rappelant les liens majeurs entre l'organisation du travail et les TMS ainsi que l'importance de la marge de manoeuvre dont disposent les travailleurs pour faire face aux contraintes. Plutôt que sur le seul aménagement des situations de travail, ils ont mis l'accent sur la prévention globale des TMS, à l'échelle de l'entreprise et de l'organisation du travail. Développé par de nombreux chercheurs et préventeurs francophones, ce type d'approche fait son chemin dans le monde anglo-saxon, longtemps réticent. Le partage des idées entre les tenants de l'ergonomie de l'activité et ceux de l'ergonomie de la tâche est un acquis très important de Premus 2010 : il facilitera les échanges internationaux et augmentera l'efficacité des interventions.

L'exemplarité des expériences à petite échelle

Menées dans des entreprises ou des secteurs spécifiques, des interventions d'ergonomie de correction aussi variées que réussies ont été présentées : utilisation de chariots adaptables pour la manutention dans le secteur de l'épicerie à Porto Rico ; râteau ergonomique pour le ramassage des myrtilles aux Etats-Unis ; lunettes facilitant le travail des dentistes ; prévention des TMS dans la construction automobile en France, etc. Il en ressort que les stratégies d'intervention et d'évaluation s'améliorent et que, dans certains domaines, on sait " ce qu'il faut faire " pour réduire les expositions et qu'une intervention marche bien. Dans la plupart des cas rapportés, il existait : une demande forte de l'entreprise et des travailleurs, parfois des institutions de prévention ; une analyse du travail détaillée pour identifier les déterminants des TMS et les leviers d'action ; une approche participative impliquant les travailleurs à la modification des situations de travail ou à la conception des outils et postes de travail, quel que soit leur niveau de qualification. Pour cela, l'engagement des différents acteurs dans et autour de l'entreprise est essentiel, notamment celle des décideurs.

La question de l'évaluation des interventions de prévention a fait débat. En effet, il ne va pas de soi que toute intervention soit automatiquement bénéfique. La complexité des actions en entreprise rend difficilement applicable la méthodologie de la recherche clinique, fondée sur des essais thérapeutiques randomisés1 . Pour certains, cette méthodologie classique est inadaptée et devrait laisser place à des études de cas bien construites (citons la Canadienne Diane Berthelette et les Français Fabien Coutarel et François Daniellou). Pour d'autres, il est souhaitable d'avoir un groupe contrôle pour évaluer les interventions et de se rapprocher de la méthodologie de l'essai thérapeutique (citons ici David Rempel et le Néerlandais Allard Van der Beek).

Consensus sur le retour thérapeutique au travail

La prise en charge de personnes souffrant de TMS ou de lombalgies et les conditions favorables au retour au travail ont été un autre grand thème de Premus, avec la conférence invitée du Belge Philippe Mairiaux, des sessions thématiques ainsi que le " congrès satellite " WDPI (pour " Work Disability Prevention and Integration "), organisé les 2 et 3 septembre. Des revues de synthèse ont indiqué de manière convaincante que les interventions multidimensionnelles, associant réadaptation et modification des conditions de travail, étaient les plus efficaces en la matière.

Le modèle d'intervention du type " retour thérapeutique au travail " a fait l'objet d'un quasi-consensus. Il associe le repérage précoce, à l'aide de tests cliniques et psychologiques, des sujets souffrant de TMS ou de lombalgies, afin de dépister ceux dont la pathologie risque de devenir chronique. Les auteurs anglo-saxons mettent en avant, dans une perspective comportementaliste, les peurs et croyances des patients et de leur entourage à l'égard des TMS. Ainsi, les croyances selon lesquelles les lombalgies sont toujours graves et empêchent de retravailler sont associées à une moindre capacité à reprendre son travail, à capacités physiques équivalentes. Dans ce contexte, les programmes de réadaptation associent une prise en charge physique (kinésithérapie, reconditionnement à l'effort) et un soutien psychologique.

Dans les modèles les plus aboutis, tel Prévicap au Québec, la réadaptation conjugue prise en charge sociale et intervention en milieu de travail. Le plus souvent, l'action découle d'une concertation entre l'employeur, le médecin du travail ou le service de sécurité au travail et le salarié sur les aménagements nécessaires du travail. Plus rarement, une intervention ergonomique de large envergure est mise en place, afin de modifier l'organisation du travail. L'efficacité de ce type d'approche structurée permettant de prévenir la chronicité des TMS passe par la coordination des acteurs du champ médical et de l'entreprise. Il s'agit cependant de démarches lourdes et coûteuses qui doivent être réservées aux cas les plus sévères, vu le grand nombre de travailleurs atteints. D'où l'importance de stratégies de réadaptation " juste nécessaires ", d'intensité variées et adaptées à la gravité des cas, allant du soin ambulatoire à la prise en charge médico-sociale complexe en centre.

Imputer les coûts à l'entreprise

Parmi les acquis du congrès, il faut retenir que la capacité des salariés souffrant de TMS à revenir au travail ou à y rester ne dépend pas que de leur état de santé et de la prise en charge médicale. L'analyse des actions favorisant le retour précoce au travail en Amérique du Nord et en Europe du Nord montre que leur efficacité ne résulte pas seulement du contenu de la réadaptation et de l'intervention ergonomique, mais aussi du contexte socio-économique et réglementaire. Ainsi, les coûts liés à l'absentéisme au travail incitent davantage à la prévention et au retour précoce au travail sur un poste adapté lorsqu'ils sont directement imputés à l'entreprise en cause, plutôt que mutualisés au sein de la branche professionnelle. En France, où les coûts sont mutualisés, l'application des modèles québécois de retour thérapeutique au travail est freinée, alors qu'il existe un réseau de médecins et d'intervenants en prévention des risques professionnels sans équivalent, y compris en Amérique du Nord.

Que Premus se soit tenu pour la première fois en France constitue une reconnaissance de la qualité des travaux francophones sur les TMS, qui développent depuis de nombreuses années une approche pluridisciplinaire et participative de la recherche et de la prévention. Un tel congrès est une opportunité pour la prévention, grâce au renforcement des liens des chercheurs et préventeurs avec des équipes étrangères, à la coordination avec des projets internationaux et aux encouragements à conduire et à faire connaître des expériences locales innovantes. Rendez-vous en Corée du Sud en 2013, pour la prochaine édition.

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    Utilisé en recherche médicale et pharmaceutique, l'essai randomisé permet d'évaluer l'efficacité d'un traitement par rapport à un autre. Les participants sont répartis par tirage au sort (" randomisés ") en plusieurs groupes, qui reçoivent des traitements différents, dont celui testé.

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