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Des décisions judiciaires sous le prisme du genre

par Delphine Serre, sociologue et professeure à l’université Paris Cité / janvier 2023

Les pratiques au sein des pôles sociaux des tribunaux, devant lesquels les victimes d’accidents du travail ou de maladies professionnelles contestent un refus de reconnaissance par la Sécu, sont marquées par des inégalités de classe et de sexe.

Quand l’Assurance maladie refuse de reconnaître un accident du travail ou une maladie professionnelle dont un salarié s’estime victime, celui-ci peut recourir à la justice pour contester cette décision. Dès lors, les pôles sociaux des tribunaux judiciaires – qui ont absorbé les tribunaux des affaires de sécurité sociale (Tass) en 2019 – jouent un rôle crucial dans la possible identification de maux d’origine professionnelle, qui ne sont pas pris en charge par l’Assurance maladie. Mais comment ces affaires sont-elles traitées dans le prétoire ? Le décryptage sociologique des pratiques de jugement, consignées dans une enquête qui a été menée dans huit tribunaux entre 2016 et 2021, éclaire la manière dont les inégalités de classe et de genre pèsent sur le traitement des dossiers.
Lors des audiences, le face-à-face entre les justiciables et les caisses primaires d’assurance maladie (Cpam) est marqué par un déséquilibre flagrant. Dans plus d’un cas sur deux, les requérants – en majorité des ouvriers et employés – viennent seuls au tribunal, sans avocat ni défenseur syndical, alors qu’ils ne maîtrisent ni les procédures ni les règles d’interaction. Se levant ou parlant à des moments inopportuns, ils se montrent souvent perplexes face aux demandes que le juge leur adresse en langage juridique. Peu comprennent la question « Vous en justifiez ? », qui renvoie à la présentation de pièces écrites pour appuyer leurs dires.

Rapport au corps propre aux classes populaires

La méconnaissance du droit influence aussi la formulation de leur requête, qui s’inscrit dans la continuité d’une expérience concrète du travail et d’un usage ordinaire du corps. Les salariés mettent fréquemment en avant leur douleur intense et persistante, pour attester que leur maladie est grave et non factice, ou pour expliquer qu’ils ont attendu après l’accident que la souffrance soit insupportable pour consulter leur médecin. Cet argument est ancré dans un rapport instrumental au corps propre aux classes populaires, qui ne s’en soucient qu’à partir du moment où l’usure physique met en péril leur capacité de travailler. Mais il s’avère en total décalage avec les attendus juridiques, qui exigent de prouver la matérialité de l’accident au temps et au lieu du travail ou qui cherchent à établir la concordance exacte entre la pathologie et le libellé inscrit dans le tableau de maladie professionnelle (une tendinopathie de l’épaule sans calcification, par exemple, pour le tableau n° 57A).
Face aux requérants, les représentants des caisses bénéficient d’un triple avantage. Juristes, ils sont rompus aux procédures et règles applicables au litige ; salariés de l’institution qu’ils défendent, ils disposent d’abondantes ressources formelles et informelles pour construire leur argumentaire ; plaidant régulièrement dans des dossiers variés, ils sont en position de « joueur répété », connaissant les habitudes de fonctionnement et la jurisprudence du tribunal. Conscients de leur ascendant sur les justiciables venus seuls, les représentants de la Sécu font généralement l’effort, pendant l’audience, d’expliquer sans jargon les raisons juridiques de la non-reconnaissance. Cependant, cette pédagogie du refus vise surtout à faire accepter le bien-fondé de la décision et à imposer l’arbitraire du droit. Ainsi qu’en témoigne cette phrase d’une audiencière : « Une maladie professionnelle, c’est dans les clous ou ce n’est pas dans les clous ! »
Cette inégalité des armes complique le travail des juges, qui doivent apporter une réponse à la requête des salariés, lesquels leur paraissent souvent « démunis », « un peu perdus » dans leurs audiences. Pour y remédier, certains magistrats mettent en place un soutien à l’élaboration des dossiers : ils prennent le temps d’écouter les récits des justiciables pour récupérer des éléments utiles à la résolution du litige, expliquent les règles juridiques, orientent par leurs questions les réponses ou renvoient l’audience pour permettre aux personnes de réunir les bons documents.
Ce sont des pratiques surtout observées dans les dossiers relatifs aux accidents du travail, qui reposent sur une définition jurisprudentielle de l’accident ayant eu lieu « à l’occasion ou par le fait du travail ». Elles ne sont pas mises en œuvre dans les affaires de maladies professionnelles, qui sont encadrées par un droit plus codifié et rigide ; une juge interrogée lors de l’enquête s’est décrite comme ayant « les mains liées » dans ces cas-là.

Œuvre de pédagogie

Concrètement, les efforts des magistrats contribuent à réduire l’écart du taux de réussite entre les victimes d’un accident du travail, selon qu’elles sont accompagnées d’un avocat ou non. Néanmoins, cette œuvre de pédagogie permettant d’atténuer les inégalités d’accès au droit profite principalement aux travailleurs manuels masculins, dont les atteintes à la santé cadrent mieux avec l’implicite de la définition historique des accidents du travail, associant lésions physiques et risque industriel. Ainsi, les raisonnements routinisés des juges tendent à orienter leur action vers la correction des inégalités de classe et la réparation des dégâts subis par les ouvriers, dont la trace est lisible dans les corps meurtris.

Radiographie du contentieux sur la faute inexcusable
Morane Keim-Bagot, professeur de droit privé à l’université de Strasbourg

En droit, la faute inexcusable est nimbée d’une aura particulière depuis les arrêts amiante de 2002, qui ont conduit à « redécouvrir » l’obligation de sécurité de l’employeur, oubliée depuis l’adoption de la loi de 1898 sur la réparation des accidents du travail. Sa reconnaissance offre un double espoir : aux victimes, celui d’une meilleure indemnisation, et aux observateurs du contentieux, celui d’efforts plus importants de la part des employeurs en matière de prévention.
Les décisions judiciaires portant sur cette faute inexcusable revêtent de tels enjeux qu’elles méritent d’être étudiées de manière approfondie (voir A lire). Ce sont d’abord des enjeux humains : il s’agit précisément de reconnaître l’existence d’un comportement fautif de l’employeur qui a entraîné le dommage dont souffre le salarié. Ce jugement porte en lui une charge morale symbolique très forte. Ce sont aussi des enjeux financiers : pour la victime, la reconnaissance d’une faute inexcusable permet le dépassement de l’indemnisation forfaitaire de l’accident du travail ; pour l’employeur, cette reconnaissance lui impose de payer personnellement les réparations allouées. Ce dernier a d’ailleurs la possibilité de s’assurer contre ce risque depuis 1987, ce qui peut apparaître contradictoire. Le législateur a ainsi fait le pari que les entreprises, pour éviter de régler des sommes importantes, vont privilégier les mesures de prévention, ce qui va entraîner une diminution des risques.

Délicat travail des juges du fond
Or, le contentieux de la faute inexcusable relève essentiellement de l’appréciation souveraine des juges du fond : il leur faut déterminer si la victime démontre que l’employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel elle était exposée et s’il a pris les mesures nécessaires pour l’en préserver. Contrairement aux pratiques habituelles des chercheurs en droit qui consistent à examiner les arrêts rendus par la Cour de cassation, il s’est révélé nécessaire de suivre les débats menés devant les juges de première instance et d’appel, afin de comprendre comment est réellement appréciée la faute. Même chose avec les indemnisations allouées en cas de faute.
Cette recherche a permis d’objectiver, là encore du point de vue du droit, à quel point il est difficile, encore aujourd’hui, pour le salarié d’accéder à la précieuse reconnaissance, malgré les idées reçues selon lesquelles cela ne constituerait plus qu’une formalité.

A l’inverse, les magistrats comme les magistrates revendiquent une neutralité à l’égard du sexe des justiciables. Ce qui montre que les inégalités de genre sont largement impensées. Car les femmes, que ce soit dans les affaires d’accidents du travail ou de maladies professionnelles, obtiennent beaucoup moins souvent gain de cause que les hommes au tribunal.

Ségrégation sexuée des métiers

Les écarts dans les taux de réussite s’expliquent en partie par la concentration des requérantes dans les situations les plus difficiles à faire reconnaître pour les accidents du travail, tels les chocs psychiques. Ils s’expliquent aussi par un droit qui a été construit en référence à des standards professionnels masculins et qui peine à s’appliquer à la réalité des conditions de travail dans lesquelles sont cantonnées les femmes.
Du fait de la ségrégation sexuée des métiers et des postes, la possibilité d’accéder aux pièces nécessaires pour étayer un dossier n’est pas identique. Les femmes, plus concernées que les hommes par une situation d’isolement dans leur activité, sont moins à même de trouver des témoins, alors qu’ils jouent un rôle important pour prouver l’existence d’un fait survenu sur le temps et le lieu du travail. Elles exercent aussi dans des milieux professionnels moins syndiqués et sont moins en contact avec des élus du personnel, ce qui diminue leurs chances de bénéficier d’une aide pour récupérer des documents relatifs à leur poste.
Tout autant, cette répartition sexuée des risques et des pénibilités est un handicap pour caractériser les critères de l’accident du travail. Les femmes sont surreprésentées dans les métiers où dominent les tâches répétitives ; leur affectation à des postes où les efforts physiques sont continus et répétés – et non spectaculaires et ponctuels – rend complexe l’identification d’un événement déclencheur. Une femme de ménage s’est ainsi vu refuser la reconnaissance de son accident car un témoin a déclaré que « ce n’est pas la première fois » qu’il la voyait « en souffrance lorsqu’elle doit monter son matériel ».
Les inégalités du monde professionnel produisent donc au tribunal des effets contrastés. Alors que les juges peuvent faire oeuvre d’un « misérabilisme pratique », qui les conduit à aplanir les difficultés d’accès à la réparation pour les corps ouvriers abîmés par le travail, ils se révèlent indifférents aux inégalités de genre et contribuent par leur neutralité à les reproduire.

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