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Droit du travail : quand simplification rime avec dérégulation

par Rozenn Le Saint / 07 mars 2024

Au prétexte de « simplifier la vie des Français », un rapport parlementaire propose d’alléger drastiquement les obligations des employeurs et le cadre réglementaire en matière de santé au travail et de dialogue social. Une régression des droits des salariés dénoncée par leurs représentants et des experts.

Un « travail exceptionnel », un « rapport remarquable », qui va « évidemment alimenter le projet de loi sur la simplification ». Le 15 février dernier, Bruno Le Maire, ministre de l’Economie, ne tarissait pas d’éloges sur les 14 propositions exposées dans un document parlementaire intitulé Rendre des heures aux Français. Ces propositions sont censées figurer dans un prochain projet de loi qui devrait être proposé au Parlement « en avril ou mai pour un examen en juillet », indique Louis Margueritte, député Renaissance de Saône-et-Loire et coauteur du rapport.
Or ces mesures alimentent de sérieuses craintes chez les organisations représentatives des salariés et les experts en santé au travail. Sous prétexte de simplifie r les procédures administratives, elles vont en effet affaiblir le dialogue social en détricotant le Code du travail. C’est le cas notamment concernant l'allègement d’obligations cruciales pour la défense du personnel dans les entreprises de moins de 250 salariés, ou la possibilité de déroger, dans les entreprises de moins de 50 salariés et de moins de cinq ans, à certaines dispositions des accords de branches, par exemple « les salaires minima conventionnels ». Selon le rapport, ceux-ci « pèsent sur leur capacité à créer des emplois ».

Des seuils relevés pour moins d’obligations

En-dessous du seuil de 50 salariés, le Comité social et économique (CSE) serait supprimé. Entre 50 et 250 salariés, il serait « “ minoré ”, sans personnalité morale ni budget de fonctionnement, sans informations-consultations, sans possibilité de désigner un expert », dénonce le Syndicat professionnel des experts habilités auprès des CSE (SEHA-CSE) sur son site. Enfin, au-dessus du seuil de 250 salariés, il y aurait un CSE dit « renforcé » mais doté en réalité des prérogatives existantes aujourd’hui à partir de 50 salariés.
Pour les entreprises de moins de 250 salariés, les petites et moyennes entreprises (PME) donc, cela impliquerait une absence de subvention de fonctionnement et donc de moyens pour les élus qui souhaitent se former ou avoir recours à un avocat afin de défendre les salariés. Dans le texte accompagnant la pétition en ligne contre cette « nouvelle attaque en règle du dialogue social avec la hausse des seuils du CSE », Julien Sportes, président de Tandem expertise, cabinet de conseil auprès des élus du CSE, craint des « effets délétères » sur le fonctionnement des instances représentatives du personnel en matière de santé, de sécurité et de conditions de travail. A ses yeux, ce rapport restreindrait « fortement les possibilités du CSE d’agir sur la prévention des risques» et de proposer des mesures d’amélioration des conditions de travail. « Inutile de s’étonner de la hausse des arrêts de travail si l’on passe son temps à restreindre les moyens et les possibilités d’action pour en limiter la source dans les entreprises », tacle-t-il.

La fin de l’information-consultation

Dans les PME, il n’y aurait plus non plus d’obligation d’établir une base de données économiques, sociales et environnementales (BDESE), laquelle contient pourtant des informations essentielles pour l’exercice du mandat des représentants du personnel. « Une erreur », selon Jean-Luc Bizeur, président du SEHA-CSE. « Mieux vaudrait améliorer l’application sur le terrain », commente-t-il. Par ailleurs, Julien Sportes alerte sur le fait que « les CSE de moins de 250 salariés se trouveraient privés des consultations récurrentes (essentielles pour saisir les enjeux économiques, sociaux, stratégiques et environnementaux de l’entreprise) », mais aussi de consultations ponctuelles, notamment sur les conditions de travail. Il ne serait plus non plus possible d’avoir recours à un expert dans le cadre des situations de risque grave pour le personnel.
Anne Vallée, intervenante en santé au travail du cabinet d’expertise Cedaet et membre du bureau de l’Association des experts et intervenants auprès des CSE et CHSCT (Adeaic), rappelle que « près d’un tiers des salariés en France travaillent dans des PME, où il est prévu que l’on bascule dans un système sans consultation obligatoire, ce qui déséquilibrera le niveau d’information entre les employeurs et les salariés et donc le rapport de force ». Même écho du côté d’Emmanuel Dockes, professeur de droit du travail à l’Institut d’études du travail de Lyon : « Ce rapport reflète une idéologie opposée à tout contre-pouvoir dans l’entreprise, après déjà la suppression des délégués du personnel ou du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) qui avaient créé un choc. Là, c’est encore pire. Avec des entreprises qui comptent près de 250 salariés, on n’est plus sur une structure comme les petits coiffeurs ou les boulangers en photo sur la première page du rapport. »

Effet d’aubaine

Enfin, dans les TPE-PME, donc toutes les entreprises de moins de 250 salariés, le rapport propose de passer d’une demande d’autorisation à une simple déclaration pour des mesures clés concernant le temps de travail : le dépassement de la durée quotidienne et hebdomadaire maximale de travail, « la substitution à la période 21 heures-7 heures pour la définition du travail de nuit » et l’« affectation des travailleurs à des postes de nuit ». Or la durée du travail et le travail nocturne pèsent lourd sur la santé des travailleurs : les inspecteurs du travail de la CGT s’en inquiètent. Avec un tel rabaissement des exigences dans les sociétés de moins de 250 salariés, de grosses structures pourraient être tentées de se scinder pour passer en-dessous du seuil d’effectifs.
Un risque qui concerne aussi les jeunes entreprises de moins de 50 salariés, auxquelles le rapport envisage d’accorder le droit de déroger à des mesures conventionnelles de branche, comme expliqué précédemment. « Le salaire minimal cesserait d’être un impératif, anticipe Emmanuel Dockes. Il faudrait s’attendre à des dérives. Avec un peu d’ingénierie sociale, il peut y avoir des scissions d’entreprises en changeant de personne morale à leur tête et en créant une nouvelle SARL tous les cinq ans. Le rapport de force se fera alors uniquement à l’échelle de l’entreprise, ce qui est moins favorable aux salariés quand elle est plus petite. »
Pour ces petites structures de moins de cinq ans, les parlementaires prévoient aussi de faciliter la réduction de la durée minimale du temps de travail fixée à 24 heures hebdomadaires pour un temps partiel, dans l’optique de faciliter « un retour dans l’emploi de personnes qui en ont été éloignées ou le maintien en emploi de certaines populations ». Au risque de les précariser. Et ce, même si les rapporteurs admettent que d’ores et déjà, « des dérogations sont possibles par un accord de branche quoique peu utilisées en dehors des conventions collectives nationales des hôtels, cafés et restaurants et du sport ».

Une vision unilatérale

Ce rapport a de quoi faire sauter au plafond les organisations syndicales, qui regrettent de ne pas avoir été consultées, alors que bon nombre de propositions reprennent celles de l’organisation patronale CPME. Louis Margueritte admet avoir « beaucoup écouté les représentants des employeurs » et « ne pas avoir encore pris attache avec les organisations représentatives du personnel, ce qui sera fait dans les prochaines semaines en vue du débat d’un texte au Parlement ». Il assure qu’il aura aussi une discussion avec le ministère du Travail, dont le domaine d’intervention est particulièrement impacté, alors que les rapporteurs ont simplement rendu des comptes à Bercy.
Fabien Guimbretière, secrétaire national de la CFDT en charge du dialogue social, s’en étonne d’ailleurs et réclame que « ces propositions qui viennent affaiblir le dialogue social et les droits des salariés, comme la réduction des délais pour pouvoir saisir les Prudhommes fassent l’objet de négociations ». En effet, le texte propose aussi de réduire de un an à six mois le laps de temps pour saisir la justice en cas de rupture du contrat de travail, ce qui pénaliserait en premier lieu « les moins qualifiés, moins armés », alerte François-Xavier Devetter, professeur de sciences économiques à l’université de Lille.
« On est dans une dimension unilatéralement favorable aux employeurs sous prétexte de simplification pour l’ensemble des citoyens. En réalité, cela pousse à ce qu’il y ait plus d’heures pour les employeurs et moins pour la défense des salariés », commente quant à elle Danièle Linhart, sociologue, directrice de recherche émérite au CNRS. Jean-Luc Bizeur craint également « une remise en cause du dialogue social portée par une pensée très libérale ».