© NATHANAËL MERGUI / MUTUALITÉ FRANÇAISE
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Enquête : pressions sur les médecins du travail

par Joëlle Maraschin / avril 2011

Alors que l'indépendance des médecins du travail est au coeur de la réforme en discussion au Parlement, notre enquête montre comment, dans une région, patronat et administration ont tenté d'empêcher des praticiens de travailler sur les risques psychosociaux.

Les médecins du travail ont-ils encore la possibilité d'exercer leur mission de protection de la santé des salariés en toute indépendance vis-à-vis des employeurs ? Cette question mérite d'être posée au regard d'un nouveau cas emblématique d'entrave à l'exercice professionnel de plusieurs médecins du travail d'une région et du médecin-inspecteur qui a voulu faire respecter ses prérogatives et celles de ses collègues.

L'histoire commence fin 20061 . Sur l'initiative du médecin-inspecteur régional du travail, et comme le prévoit la réglementation, un groupe de réflexion constitué de médecins volontaires issus de différents services de santé au travail (SST) de la région en question se réunit dans l'objectif de produire des outils de prévention des risques psychosociaux (RPS). En 2008, ce groupe publie un premier ouvrage pratique sur la question.

Opérations de dissuasion

C'est à partir de là que la situation va foncièrement se dégrader. D'après plusieurs médecins du travail participant à ce groupe, son mode de fonctionnement comme le contenu même de son travail auraient fortement déplu aux organisations patronales... et à l'administration de contrôle.

Plusieurs directeurs de SST, nommés par les représentants patronaux gestionnaires de la médecine du travail, ont tenté par différents moyens de dissuader les médecins du travail de se réunir autour de la prévention des RPS. Un médecin rapporte ainsi que sa direction a voulu requalifier son temps de participation au groupe en heures de RTT ou en jours de congés payés. Jugeant que cette attitude mettait en cause son indépendance pourtant garantie par la loi, il a envoyé une lettre de protestation au président (employeur) du conseil d'administration (CA) du SST et à l'inspecteur du travail. La direction de ce SST a fait marche arrière. Un autre médecin du travail s'est vu, quant à lui, purement et simplement interdire d'assister aux réunions du groupe par sa direction et le président du CA. Il a saisi le Conseil de l'ordre des médecins. " Cette interdiction de participer à un groupe de travail est une atteinte totale à mon indépendance professionnelle ", s'indigne-t-il. Un médecin raconte que sa direction lui a exprimé sa désapprobation. La pression s'est arrêtée là, mais, indique-t-il, " nous rencontrons tous les barrages possibles pour nous empêcher de présenter ces outils à nos confrères des SST ". Le guide est pourtant reconnu et utilisé par de nombreux médecins du travail confrontés aux RPS, et ce, bien au-delà de la région où il a été élaboré.

De son côté, le médecin-inspecteur du travail a continué à réunir le groupe en dépit des pressions des employeurs. " Pour nous, médecins, le guide pratique ne constituait pas une fin en soi, mais un début, tant les besoins techniques de nos confrères demeurent importants en matière de risques psychosociaux ", plaide-t-il.

Face à cette résistance, les directions des SST se manifestent alors directement auprès de l'administration de contrôle, à savoir la direction régionale des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l'Emploi (Direccte). Au printemps 2010, lors d'une réunion de convention tripartite entre Direccte, caisse d'assurance retraite et de la santé au travail (Carsat) et SST, les directeurs de service expriment publiquement leur défiance à l'égard du médecin-inspecteur, menaçant de ne pas signer de convention. Message reçu cinq sur cinq par le directeur de la Direccte, qui envoie un courrier à l'ensemble des responsables de SST, désavouant le médecin-inspecteur et le groupe de travail sur les RPS. " Le groupe de travail dans son dispositif actuel ne correspond pas aux exigences de la Direccte et je ne valide pas l'invitation adressée à certains de vos médecins du travail ", peut-on lire. Un texte évidemment contesté par le médecin-inspecteur, qui réplique aussitôt par une lettre adressée, elle aussi, aux directeurs de SST. " Il ne lui [le directeur de la Direccte, NDLR] appartient pas de valider ou de ne pas valider les modalités, les thématiques, ni le mode opératoire des missions qui, au surplus, me sont confiées, comme à mes confrères, par le Code du travail et le Code de déontologie médicale ", rectifie-t-il.

Menaces de sanctions disciplinaires

Un affront pour le directeur régional, qui envoie un courrier d'avertissement particulièrement sévère, menaçant le médecin-inspecteur de sanctions disciplinaires. Il lui rappelle les principes " de subordination hiérarchique et d'obligation de discrétion ", lui reprochant notamment de maintenir l'existence de son groupe de travail et de poursuivre " la stigmatisation " des responsables des SST. " La Direccte, outre le contrôle juridique qu'elle exerce sur les services de santé au travail, a aussi l'obligation d'en faire des partenaires dans la construction de politique de prévention régionale ", écrit-il.

Très affecté par ce qu'il considère comme une atteinte fondamentale à l'exercice de ses missions, le médecin-inspecteur a saisi l'Ordre des médecins. L'Ordre s'est dit prêt à intervenir auprès du ministre du Travail pour lui faire part de son inquiétude. " Au travers des éléments qui nous ont été communiqués, nous avons le sentiment que l'indépendance de ce médecin-inspecteur n'a pas été respectée ", précise le Dr André Deseur, président de la section exercice professionnel du Conseil national de l'ordre. Sollicitée également, la responsable de l'Inspection médicale du travail à la direction générale du Travail, la Dre Monique Larche-Mochel, a préféré jouer le rôle de médiateur plutôt que de prendre parti : " L'affaire n'est pas si simple. Je suis intervenue pour apaiser et normaliser la situation. " Quoi qu'il en soit, le directeur de la Direccte affirme aujourd'hui vouloir intégrer dans son prochain programme régional santé et travail l'expertise développée dans le cadre du groupe de travail... tout en continuant de camper sur ses positions. " Le médecin-inspecteur est un agent de la Direccte, laquelle reste le prescripteur de ses actions. Son indépendance concerne ses compétences techniques ", soutient-il.

Les positions de cette administration régionale sont loin d'être marginales. Selon le Dr Nicolas Sandret, ancien secrétaire du syndicat des médecins-inspecteurs du travail, " cette affaire est révélatrice d'une tendance importante visant à encadrer, voire à limiter les marges de manoeuvre des médecins du travail ". " S'il est souhaitable que les services de l'Etat impulsent des actions avec les SST, analyse-t-il, il faut aussi laisser une place aux initiatives des professionnels pour répondre, comme ils l'entendent, aux problèmes de santé au travail auxquels ils sont confrontés, mêmes lorsque ces initiatives n'entrent pas dans le cadre des actions coordonnées. Si cette obligation d'indépendance n'est plus respectée, c'est tout le rôle d'alerte des médecins qui va disparaître. " En outre, s'inquiète-t-il, " s'agissant des médecins-inspecteurs du travail, avec la contractualisation d'objectifs de prévention mise en oeuvre entre l'administration et les services de santé au travail, ne risque-t-on pas d'être placés en plein conflit d'intérêts ? Car comment sanctionner ces services lorsqu'ils transgressent la réglementation et contractualiser dans le même temps avec eux, surtout si les interlocuteurs ne sont plus les professionnels mais la hiérarchie administrative ? "

Activité et planning sous contrôle

De leur côté, les syndicats de médecins du travail font état d'atteintes ordinaires à l'indépendance des professionnels. Le Dr Bernard Salengro, responsable du syndicat national des médecins du travail CFE-CGC, évoque ainsi des logiciels imposés aux médecins afin d'orienter leurs actions, des rémunérations majorées pour ceux qui se montrent les plus conciliants avec les employeurs ou, a contrario, un bureau isolé et l'absence de secrétariat pour les plus rigoureux... Le Dr Michel Hamon, responsable du contentieux au Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST), déplore que l'activité et le planning des médecins soient de plus en plus contrôlés par les conseils d'administration des services, composés à majorité d'employeurs : priorités des actions définies par les CA, intéressement des médecins en fonction d'objectifs quantitatifs... En dehors des licenciements et des changements de secteur, toute une série de moyens pernicieux vise bien à limiter l'indépendance des médecins du travail, pourtant gage d'une véritable prévention.

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    A la demande des protagonistes de cette affaire, l'anonymat des lieux et des personnes est respecté.