© NATHANAËL MERGUI / MUTUALITÉ FRANÇAISE
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Expositions cancérogènes  : optimiser le suivi des retraités, c'est possible !

par Matthieu Carton médecin épidémiologiste à l'unité 687 de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), Patrick Rolland épidémiologiste au département santé travail (DST) de l'Institut de veille sanitaire (InVS). / juillet 2009

Instauré en 1995, le suivi médical postprofessionnel des travailleurs ayant été exposés à des cancérogènes reste peu usité. Les programmes Spirale (Inserm) et Espri (InVS) apportent la preuve qu'il est possible de rendre efficient ce dispositif.

Les salariés qui ont été exposés à des cancérogènes1 bénéficient d'un suivi médical dans le cadre de la médecine du travail. Cette surveillance cesse dès lors qu'ils deviennent inactifs, qu'il s'agisse de périodes de chômage ou de la retraite. Pourtant, c'est précisément plusieurs dizaines d'années après l'exposition professionnelle que surviennent le plus souvent les cancers liés à celle-ci, à un moment où la plupart des travailleurs ont cessé leur activité.

Pour répondre à ce manque, le législateur a instauré en 1995 un dispositif réservé aux anciens salariés : le suivi postprofessionnel (SPP). Celui-ci prévoit une surveillance médicale spécifique gratuite ainsi que des examens complémentaires (radiographies, scanners...) tous les deux ans visant à dépister précocement des pathologies en lien avec l'exposition. Les modalités et le contenu de la surveillance, fixés par décret, sont variables selon le cancérogène. Le SPP est géré par les services accidents du travail-maladies professionnelles (AT-MP) des caisses primaires d'assurance maladie (Cpam) et financé sur le Fonds national d'action sanitaire et sociale. L'accès au dispositif nécessite une démarche active du salarié retraité, qui le sollicite auprès du service AT-MP en joignant une attestation d'exposition signée du médecin du travail et de l'employeur ; en cas d'absence de ce document, une enquête administrative est réalisée par la caisse primaire.

Bénéfice personnel et collectif

Depuis sa création, ce dispositif a été très peu utilisé : en 2003, pas plus de 3 300 personnes en bénéficiaient. Il reste en effet largement méconnu des éventuels bénéficiaires et des professionnels de santé. Concernant l'amiante, qui figure parmi les cancérogènes professionnels majeurs (voir article page 45), seuls les grandes entreprises nationales et le secteur de la transformation de l'amiante ont mis en place des systèmes formalisés d'information de leurs retraités, alors que c'est dans des secteurs économiques très divers que l'on trouve la plus grande proportion de personnes exposées (métallurgie, BTP, services, production d'engins, mécanique automobile, etc.).

 

Un retraité sur quatre a été exposé à l'amiante
Matthieu Carton Patrick Rolland

L'ampleur du problè­me de santé publique engendré par les cancérogènes en milieu de travail est aujourd'hui assez bien connue : on estime qu'environ 15 000 à 20 000 cancers surviennent chaque année en raison des expositions professionnelles en France, dont 2 600 liés à l'amiante.

Ces expositions commencent à être assez bien documentées, notamment grâce à deux sources de données. D'une part, l'enquête Sumer1 , réalisée en 2003 auprès de 50 000 salariés, montre que plus d'un salarié sur huit (soit 2 370 000) a été exposé à un produit cancérogène au moins une fois au cours de son activité professionnelle, la semaine précédant l'enquête. Parmi les cancérogènes les plus fréquemment rencontrés figurent l'amiante et les poussières de bois. Ainsi, on évalue à 380 000 le nombre de salariés exposés aux poussières de bois au cours de la semaine d'enquête et à plus de 100 000 ceux exposés à l'amiante.

D'autre part, Carex (système international d'information sur l'exposition professionnelle aux agents cancérogènes en Europe), dont les résultats ont été établis dix ans plus tôt, fournit des estimations plutôt proches malgré une méthodologie différente : 138 000 travailleurs seraient exposés à l'amiante et près de 200 000 aux poussières de bois.

Les deux sources précitées sont transversales : elles livrent un bon instantané de l'exposition des travailleurs aux cancérogènes et permettent de prendre la mesure de son importance, mais elles ne rendent pas compte de l'exposition " vie entière ". Or c'est cette dernière qui est pertinente pour apprécier le risque de cancer. Les données sur la fréquence de l'exposition prenant en compte l'ensemble de la vie professionnelle sont rares ; elles nécessitent en effet une description détaillée de la carrière.

Matrices. Depuis 2004, le département santé travail (DST) de l'Institut de veille sanitaire (InVS) développe le programme Matgéné, qui vise à élaborer des matrices emplois-expositions applicables en population générale. Ces tableaux de correspondance entre des emplois et des expositions potentielles permettent notamment d'évaluer la prévalence des expositions aux cancérogènes. Pour l'amiante, deux études portant sur de grands effectifs, menées avec des méthodes différentes, ont indiqué qu'environ un homme retraité sur quatre a été exposé à l'amiante au cours de sa vie professionnelle2 . Pour les poussières de bois, cette même proportion a été estimée à près d'un sur dix.

  • 1

    Pour " Surveillance médicale des risques ".

  • 2

    Pour ces 25 % de retraités, la durée d'exposition à l'amiante a été en moyenne de 14,6 ans. Elle a été inférieure à cinq ans pour 30,9 % d'entre eux et supérieure à vingt ans pour 29 %.

Or le fait de bénéficier d'un suivi postprofessionnel peut permettre le diagnostic précoce d'un éventuel cancer, et donc un traitement souvent plus efficace2 . Le SPP permet en outre l'accompagnement psychologique des personnes et de leurs familles, accompagnement qui prend une importance spéciale dans le cadre d'une exposition à l'amiante et du risque de mésothéliome et de cancer du poumon qu'elle induit. D'autre part, si un cancer ou une autre pathologie survient, le lien avec l'exposition - qui ne pourra pas être contestée - sera plus facilement évoqué et la déclaration en maladie professionnelle sera donc plus souvent effectuée. Ainsi, le SPP est utile sur le plan personnel (bénéfice pour la santé, obtention d'une indemnisation) mais aussi collectif (amélioration de la déclaration des maladies professionnelles, donc coût moindre pour la branche maladie de la Sécurité sociale).

Intervention de santé publique

En 1996, pour faciliter l'accès au suivi postprofessionnel, une première expérimentation a été conduite conjointement par le département santé travail (DST) de l'Institut de veille sanitaire (InVS), l'unité 88 (aujourd'hui 687) de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), le Centre technique d'appui et de formation des centres d'examens de santé (Cetaf) et six centres d'examens de santé (CES). Ce programme, nommé Espaces, visait à repérer par un questionnaire, dans six départements, les retraités ayant été exposés à l'amiante au cours de leur carrière et à les informer de leur droit à un suivi. La comparaison entre les résultats obtenus dans le cadre d'Espaces et ceux de départements témoins a révélé que cette procédure permettait de multiplier par 17 le nombre de prises en charge au titre du SPP pour une exposition à l'amiante. L'InVS a préconisé la pérennisation et l'extension de ce dispositif. A la suite de ces recommandations, l'unité 687 de l'Inserm a proposé à la Caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés (Cnam-TS) de mettre en place le programme Spirale. Parallèlement, le Régime social des indépendants (RSI) a confié au DST de l'InVS l'élaboration d'un programme équivalent, Espri.

Ces programmes poursuivent deux principaux objectifs. Il s'agit, d'une part, d'une intervention de santé publique, consistant à effectuer le repérage des retraités ayant été exposés à des cancérogènes au cours de leur carrière, afin qu'ils bénéficient d'un suivi médical. D'autre part, Spirale et Espri donnent lieu à une étude épidémiologique grâce au suivi des deux cohortes, dans le but de décrire les expositions " vie entière " et les effets à long terme sur la santé ainsi que d'évaluer l'impact de ces dispositifs en termes de bénéfice de santé et de réparation des maladies professionnelles.

Une phase pilote a été mise au point pour chacun des programmes, en s'appuyant sur la méthodologie de l'étude Espaces et les recommandations de la conférence de consensus de 1999 sur le suivi médical des personnes exposées à l'amiante. Dans le cadre d'Espri, le système de suivi a été intégralement mis en place, le SPP réglementaire de 1995 ne s'appliquant pas aux professions indépendantes.

La phase pilote de Spirale, lancée en avril 2006 et clôturée fin 2007, s'est intéressée aux expositions passées à l'amiante et aux poussières de bois. Elle a concerné 50 662 hommes nés en 1942 et 1943, affiliés à 15 Cpam de 13 départements. Un premier repérage des expositions a été effectué par autoquestionnaire postal, auquel un quart des retraités ont répondu. Un test auprès de 1 000 non-répondeurs a montré que le taux de réponse serait doublé en réalisant une relance. Sur les quelque 12 000 questionnaires retournés, 72 % ont permis d'identifier des sujets comme " possiblement exposés " : 3 % pour une exposition aux poussières de bois, 50 % pour une exposition à l'amiante et 19 % pour une exposition mixte.

Les coordonnées des 8 641 personnes ainsi repérées ont été transmises au centre d'examens de santé de leur domicile, qui leur a proposé de venir confirmer leur exposition afin de faciliter une éventuelle demande de prise en charge au titre du suivi postprofessionnel. Près de 45 % d'entre elles ont répondu positivement : 3 843 entretiens de confirmation ont été menés. Parmi les 3 715 retraités repérés comme possiblement exposés à l'amiante et venus au CES, l'exposition a été confirmée pour 2 728 (73,4 %), dont 1 751 à un niveau " intermédiaire à fort " justifiant un SPP (soit 47,1 % des " repérés " et 64,2 % de l'ensemble des " confirmés ").

Au total, 89 % des personnes dont l'exposition justifiait un SPP ont déclaré avoir l'intention de le demander. Par ailleurs, 2 084 personnes ont donné leur consentement au suivi épidémiologique et sont inclues dans la cohorte. L'étude de l'impact de Spirale auprès des services AT-MP des Cpam pilotes met en évidence une augmentation de 45 % des demandes de SPP amiante et de 600 % de celles de SPP bois par rapport aux années précédentes.

Un taux de réponse élevé

La phase pilote d'Espri a porté sur les 2 334 artisans (dont 88 % d'hommes) des régions Aquitaine, Limousin et Poitou-Charentes ayant pris leur retraite en 2004. L'historique de carrière a été recueilli par autoquestionnaire et expertisé en ce qui concerne l'exposition professionnelle à l'amiante. Chaque artisan a été classé selon le niveau d'exposition (faible, intermédiaire ou fort) le plus élevé rencontré au cours de sa vie professionnelle. Une relance a été effectuée un mois après le premier envoi. Avec 67 % de réponses au questionnaire, les résultats de la phase pilote d'Espri sont aussi largement positifs que ceux du programme Spirale.

Parmi les artisans retraités ayant répondu, les trois quarts (soit 1 155 personnes) ont été considérés comme pouvant avoir été exposés à un niveau " intermédiaire ou fort ". Ils se sont vu proposer un suivi médical, avec un premier bilan - comprenant un scanner thoracique - à réaliser auprès du médecin de leur choix. Près d'un sur deux a effectivement initié son bilan (503 sujets), le plus souvent auprès d'un généraliste. Il apparaît qu'environ 15 % des 345 retraités pour lesquels l'ensemble des données est disponible présentent une pathologie liée à l'exposition à l'amiante, le plus souvent bénigne. En tenant compte des probabilités d'exposition de chaque sujet, on estime qu'environ un homme artisan retraité sur deux affilié au Régime social des indépendants aurait été exposé à l'amiante au cours de sa carrière, contre moins d'une femme sur dix. Parmi les métiers les plus exposés, situés principalement dans le bâtiment, la réparation automobile et dans diverses manufactures comme la métallurgie et le travail des métaux, on retrouve notamment les professions de plombier-chauffagiste, charpentier-couvreur, maçon, carreleur, peintre, plâtrier, menuisier, électricien et mécanicien automobile.

Les dispositifs Spirale et Espri atteignent ainsi largement leur objectif de repérage des salariés et artisans retraités ayant été exposés professionnellement à l'amiante et - pour le premier programme uniquement - aux poussières de bois. Les deux études pilotes démontrent à la fois la faisabilité et l'efficacité des procédures mises en oeuvre pour repérer les personnes exposées et les faire bénéficier d'un suivi médical adapté.

Extension progressive

Pour les affiliés au Régime social des indépendants, il a été décidé en 2008, sur la base des recommandations du DST de l'InVS, d'installer le dispositif Espri dans quatre autres régions : la Basse-Normandie, la Haute-Normandie, la Picardie et le Nord-Pas-de-Calais. L'extension progressive à de nouvelles régions est en cours de discussion. Pour les affiliés du régime général, les recommandations de la Haute autorité de santé sur le suivi postprofessionnel, attendues prochainement, devraient permettre à la Cnam-TS de prendre une décision sur la généralisation de Spirale. D'ores et déjà, une deuxième vague de questionnaires a été adressée l'an dernier aux hommes nés en 1944 et affiliés aux mêmes caisses.

L'extension progressive de Spirale et d'Espri à d'autres régions ainsi que le démarrage du suivi épidémiologique, prévu en 2010, permettront de documenter de façon pérenne l'impact de l'amiante et des poussières de bois sur la santé des populations concernées. Enfin, ces dispositifs doivent contribuer à la mise en place et au renfort de mesures de prévention chez les salariés et les artisans encore en activité et exposés aux cancérogènes professionnels en général.

  • 1

    Pour les non-salariés, les artisans notamment, il n'existe pas actuellement de prise en charge du risque accidents du travail et maladies professionnelles ; aucune surveillance spécifique n'est donc organisée pendant la période d'activité.

  • 2

    Si certains cancers liés à l'amiante, comme le mésothéliome, sont de pronostic réservé, en revanche, les cancers du larynx, des ovaires et le cancer colorectal (dont l'imputabilité à l'amiante est très fortement évoquée par le Centre international de recherche sur le cancer) peuvent être traités de façon efficace quand ils sont dépistés précocement.

En savoir plus
  • De nombreuses informations sur les programmes Spirale et Espri sont disponibles respectivement sur www.spirale.rppc.fr et www.invs.sante.fr/surveillance/espri

  • " Suivi des retraités exposés à l'amiante ou aux poussières de bois pendant leur vie professionnelle : premier bilan de la phase pilote du projet Spirale ", par Mélissa Nachtigal et al., Pratiques et organisation des soins vol. 40, n° 1, janvier-mars 2009.

  • " Surveillance postprofessionnelle des sujets ayant été exposés à l'amiante : quel dispositif d'intervention et quelle surveillance épidémiologique en France ? ", par Matthieu Carton, Patrick Rolland et al., Bulletin épidémiologique hebdomadaire n° 41-42, 23 octobre 2007.