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Les gardes forestiers lassés de l’abattage à tout prix

par Rozenn Le Saint / 30 octobre 2018

Les agents de l’Office national des forêts souffrent des métamorphoses imposées à leur activité, en lien avec une surexploitation du domaine public. Ils viennent d’organiser une marche pour dénoncer leur sort et alerter l’opinion sur celui des forêts.

Partis des quatre coins de la France, les agents de l’Office national des forêts (ONF) se sont retrouvés au bout d’une grande marche en défense des forêts dans celle de Tronçais (Allier). Une mobilisation dont ont rendu compte plusieurs médias. Ainsi, dans un article du 17 septembre, le site d’information Basta ! énumère les sources de la colère : « Baisse des effectifs, dégradation des conditions de travail, prédominance des exigences de rentabilité… » Après plusieurs grèves et manifestations, organisées pour dénoncer la perte de sens de leur métier, du fait des orientations productivistes données à leur activité depuis 2000, ils ont décidé d’entreprendre cette marche, en y associant des défenseurs de l’environnement. Leur objectif : exprimer leur souffrance au travail et dénoncer une forme de « privatisation » de la gestion des forêts publiques françaises. Une initiative qui s’inscrit également dans le prolongement de la création, il y a cinq ans, de l’association SOS Forêt, censée rassembler les défenseurs des forêts : structures associatives, organisations syndicales, experts...

« Une forme pernicieuse de taylorisme »

Le financement de l’ONF dépend en effet de la vente de bois. Or cela ne rapporte pas ou plus assez. « Depuis quatre décennies, le volume de bois récolté a augmenté d’un tiers alors que les recettes provenant de ces ventes ont baissé de 35 % », indique Basta !. Pour remédier à la situation, la direction a mis en place un « projet pour l’Office », avec un objectif de gain de productivité de 30 % sur cinq ans. D’où l’accent mis sur l’activité d’abattage, aux dépens de celles liées à la préservation de l’environnement ou à l’accueil du public. En conséquence, les activités des agents ont été sectorisées : d’un côté le service « forêt », de l’autre le service « bois ».
Cette segmentation de l’activité vient altérer le sens du travail des gardes forestiers, comme en témoigne celui interrogé par Basta ! : « A partir du moment où l’arbre est couché, ce n’est plus le même service qui en est chargé, alors que les arbres sont pour nous des ressources gérées sur des décennies, voire des siècles. Aujourd’hui, quand nous nous promenons en forêt, nous ne sommes plus censés voir que les futures grumes [le tronc de l’arbre abattu et ébranché, NDLR], pas la qualité du sol, ni l’humus, ni les arbres morts, ni la nidification. Pour cela, nous avons maintenant des responsables environnementaux dédiés. » Il résume ainsi la situation : « Nous avons perdu ce qui faisait notre fierté : le regard global sur la forêt, la polyvalence et la diversité de notre métier. Nous devenons de simples techniciens. C’est une forme pernicieuse de taylorisme. »

Réduction des effectifs

Le « projet pour l’Office » a eu aussi des effets sur l’emploi : entre 2002 et 2016, un quart des effectifs a été supprimé. Les agents ne sont plus que 9 000 pour couvrir les mêmes surfaces boisées. Pour compenser, des contractuels de droit privé sont embauchés, qui représentent à présent un tiers des effectifs« Ce faisant, la direction de l'ONF suit les préconisations de la Cour des comptes, qui pointe régulièrement la dette de l’agence. Dette trop souvent compensée, selon la rue Cambon, par l'argent public », rappelle la radio France Culture, qui a consacré un reportage au sujet. Les organisations syndicales y voient, elles, un glissement vers une privatisation, comme le souligne Basta !
Toutes ces évolutions ont malmené les agents. En 2012, un audit interne commandé par l’ONF signalait une démotivation, un stress au travail, une perte de sens et de repères accru pour les gardes forestiers. « Sur les quinze dernières années, l’ONF a compté plus de 40 suicides parmi ses agents », précise Basta !. Cette souffrance s’exprime notamment dans un documentaire, Le temps des forêts, de François-Xavier Drouet, sorti en septembre dernier. Elle vient s’ajouter à une pénibilité déjà forte dans des métiers dangereux. Comme le rappelle Patrick Bangert, agent de l'ONF interviewé par France Culture, qui s’estime chanceux d’avoir pu partir en retraite : « L'espérance de vie moyenne d'un bûcheron, c'est 62 ans, l’âge de la retraite. » C’est aussi vingt ans de moins que la moyenne en France.