Industries à risque : révolutionner la culture de sécurité

par Joëlle Maraschin / juillet 2017

L'Institut pour une culture de sécurité industrielle vient de publier ses recommandations pour éviter de nouveaux AZF ou Seveso. Il prône un dialogue entre concepteurs de la sécurité et acteurs de terrain, afin de prévenir les défaillances organisationnelles.

Seveso, Bhopal, Tchernobyl, AZF, Fukushima : autant d'exemples de catastrophes industrielles aux conséquences dramatiques pour les salariés, les riverains et l'environnement. Si la réflexion sur la sécurité industrielle est ancienne, celle sur la "culture de sécurité" l'est beaucoup moins. En substance, cette culture est constituée d'un ensemble de manières de faire et de penser partagées par les acteurs d'une organisation à propos des risques les plus importants liés à ses activités. A la suite de plusieurs accidents industriels, les analyses ont montré que ceux-ci pouvaient s'expliquer, non par des comportements inadaptés des salariés, mais par une accumulation de défaillances dans l'organisation. L'une après l'autre, les barrières de défense avaient été mises à mal par la concurrence et l'absence de communication entre services, une politique de sanctions bloquant la remontée d'informations des salariés, l'occultation des alertes, des coupes budgétaires visant les postes hygiène sécurité environnement (HSE) ou la maintenance des installations, le recours à l'intérim, ou encore un management de la sécurité trop administratif.

En France, l'intérêt des entreprises pour la culture de sécurité s'est surtout manifesté à la suite de l'explosion de l'usine AZF de Toulouse, survenue en septembre 2001. L'Institut pour une culture de sécurité industrielle (Icsi, voir encadré page 9), une association qui travaille depuis des années sur ce thème avec les entreprises, a souhaité clarifier les principales notions de cette approche et les pistes pour agir à travers une publication inédite d'une centaine de pages (voir "A lire"), assortie d'un résumé destiné au grand public. Paru en janvier dernier, ce document est le fruit d'un travail collectif qui, durant deux ans, a réuni industriels, experts, chercheurs et syndicalistes.

Reconnaître l'intelligence des salariés

"C'est une démarche qui nous satisfait grandement, puisqu'elle met l'accent sur la reconnaissance du savoir-faire et de l'intelligence des salariés, déclare Michel Lallier, représentant CGT au conseil d'administration de l'Icsi. Les salariés ne doivent pas être appréhendés comme le maillon faible, mais au contraire comme les garants de la fiabilité des installations." Jean-Luc Rué, un syndicaliste de la Fédération chimie énergie CFDT qui a participé aux travaux de l'Icsi, salue lui aussi la sortie de cet ouvrage et ses préconisations. "Nous proposons d'investir dans la culture de sécurité par le dialogue social en négociant des espaces d'échanges entre les prescripteurs en sécurité et les opérationnels", précise-t-il.

Du fait des contraintes réglementaires, la majorité des entreprises à risque ont adopté une culture de sécurité à dominante "managériale", avec un fort investissement dans les experts procédés et HSE, la sécurité technique et les procédures. Si les experts sont nécessaires, les règles édictées en l'absence de participation effective des acteurs de terrain peuvent poser des problèmes d'application et mettre les salariés en difficulté. Surtout, personne ne peut avoir à lui seul l'ensemble des connaissances nécessaires à la sécurité. Aussi l'Icsi défend-il une culture de sécurité "intégrée", c'est-à-dire l'engagement et la contribution de tous - direction, managers de différents niveaux, spécialistes HSE et autres fonctions support, acteurs de terrain - à l'élaboration des mesures de sécurité, à leur mise en oeuvre et à leur amélioration. Ce qui implique une reconnaissance du savoir-faire et du professionnalisme des acteurs de terrain ; le respect des règles de sécurité applicables mais aussi des alertes sur celles qui ne le seraient pas ; le signalement des situations dangereuses ainsi que la suggestion d'améliorations techniques ou organisationnelles auprès du management et du CHSCT ; enfin, la mise en discussion entre les collègues et avec la hiérarchie, au sein d'espaces d'échanges, de situations inhabituelles ou à risque. L'Icsi insiste sur la nécessité d'un "leadership" du management en matière de sécurité, à savoir l'implication personnelle du manager sur cette question, auprès de son équipe mais également des niveaux hiérarchiques supérieurs en tant que représentant des réalités de terrain. Enfin, il souligne le rôle important des instances représentatives du personnel, notamment du CHSCT.

Sécurité réglée, sécurité gérée

La sécurité repose sur deux composantes, la sécurité réglée et la sécurité gérée. La sécurité réglée s'appuie sur l'anticipation des situations à risque et la mise en place de règles, de procédures, de moyens techniques pour y faire face. La sécurité gérée fait appel à la compétence et à l'intelligence des salariés présents en temps réel face à des situations non prévues. Le point d'équilibre entre sécurité réglée et sécurité gérée n'est pas le même dans toutes les entreprises, il dépend de leur activité. De fait, il n'existe pas, dans l'absolu, de "meilleure" culture de sécurité. Dans la navigation aérienne ou le nucléaire, la sécurité réglée est prédominante, avec un grand nombre de barrières techniques et de procédures de sécurité. Si toutes les conditions de sécurité ne sont pas réunies, le système est bloqué : par exemple, immobilisation au sol des avions devant un nuage de cendres projeté par un volcan, arrêt du réacteur en cas de dysfonctionnement dans une centrale nucléaire. Dans d'autres secteurs, comme la pêche maritime, l'exposition au risque fait partie du métier, face à un environnement changeant et peu prévisible. Les règles existent, mais elles sont peu nombreuses pour ne pas tuer l'activité ; la sécurité gérée est donc prédominante.

Pour l'Icsi, le renforcement de la sécurité gérée, en complément de la sécurité réglée, toujours nécessaire, est une piste de progrès souvent sous-exploitée dans les entreprises à risque. Cela suppose que l'organisation investisse dans les compétences des agents et de leurs managers, notamment dans leur capacité d'arbitrage, qu'elle favorise les marges de manoeuvre du management de proximité, les débats entre professionnels et la mise en discussion collective du retour d'expérience ou REX. Le REX vise à analyser tout accident ou incident, toute anomalie, tout écart pour en déterminer les circonstances, les enchaînements, les causes et pour définir les enseignements et actions permettant d'en prévenir la répétition.

"Identifier nos forces et nos faiblesses"

L'évolution vers une culture de sécurité intégrée dans les entreprises à risque passe en premier lieu par un diagnostic, une évaluation du modèle de sécurité à l'oeuvre. Christian Rault, membre CFDT du CHSCT d'ExxonMobil Chemical, est à l'origine d'une démarche de ce type sur le site pétrochimique du groupe en Seine-Maritime. "C'est à l'occasion d'une formation de l'Icsi organisée pour les militants CFDT que j'ai découvert que la sécurité industrielle ne pouvait se limiter aux seuls moyens techniques", raconte-t-il. Fort de cet enseignement, le syndicaliste convainc sa direction et le CHSCT d'engager un diagnostic culture de sécurité, accompagné par les experts de l'Icsi. "Ce diagnostic a permis de mettre en évidence la prédominance de la sécurité managériale dans l'entreprise, poursuit-il. Comme dans de nombreuses entreprises, la sécurité gérée n'est pas assez prise en compte. Les salariés n'ont pas l'autonomie nécessaire pour faire remonter les informations importantes." A la lecture des résultats du diagnostic, la direction du site pétrochimique a pris conscience de la nécessité de développer la sécurité gérée pour progresser. La démarche expérimentée chez ExxonMobil Chemical a été reprise au niveau de l'Union des industries chimiques (UIC) de Haute-Normandie pour d'autres sites à risque.

Le Syndicat interdépartemental pour l'assainissement de l'agglomération parisienne (Siaap) a, lui aussi, entrepris un diagnostic avec l'aide de l'Icsi. Présentant un niveau de risque particulièrement élevé, plusieurs de ses installations sont classées "Seveso seuil haut". "Nous avons lancé cette démarche après un accident sur l'un de nos sites, indique Souleyman Bachir, responsable du service sécurité, conditions de travail et santé. Cela nous a permis d'identifier nos forces et nos faiblesses afin de mieux structurer notre culture de sécurité." L'objectif de l'entreprise est de passer d'une culture de sécurité managériale, encadrée par des procédures, à une culture de sécurité intégrée. "Les managers vont maintenant sur le terrain pour discuter avec les agents, constate-t-il. Nous réunissons deux fois par an l'encadrement afin d'échanger sur la sécurité." Au niveau des collectifs de travail, chaque chef d'équipe est invité à ouvrir des espaces de débat sur la sécurité. "Nous sommes dans une démarche d'appropriation d'une culture partagée", ajoute Souleyman Bachir.

"Mettre en place des espaces de débat sur le travail"
entretien avec François Daniellou, ergonome, directeur scientifique de l'Icsi et de la Foncsi
Joëlle Maraschin

Les entreprises à risque se sont-elles aujourd'hui engagées dans une véritable culture de sécurité ?

François Daniellou : Malheureusement, la prise de conscience a souvent lieu lorsque l'entreprise a été confrontée à un accident grave. Beaucoup d'entreprises sont encore dans l'illusion que tout peut être prévu et maîtrisé avec des procédures. Et quand survient une situation non ordinaire, elles peuvent se trouver démunies car elles n'ont pas assez investi dans la compétence de leurs salariés pour faire face à l'imprévu. En cas d'événement inattendu, les règles peuvent être contradictoires, parfois même ne doivent surtout pas être appliquées. Par ailleurs, pour piloter leur sécurité, nombre d'entreprises s'appuient sur le taux de fréquence des accidents du travail : s'il est bon, elles pensent être protégées des accidents graves. Or ce taux ne dit rien sur l'état de préparation par rapport à des événements extraordinaires. Nous recommandons aux entreprises de travailler sur leurs "presqu'accidents", de ne pas se contenter de travailler sur ceux qui ont déjà eu lieu. Chez AZF, par exemple, l'entreprise avait de très bons taux en matière d'accidents du travail, mais elle n'était pas préparée à un risque majeur. Enfin, le taux de fréquence des accidents a beaucoup baissé dans les entreprises, sans que le nombre d'accidents mortels des salariés ou des sous-traitants diminue. Cela signifie qu'on ne s'est pas attaqué aux bonnes choses. Dans les accidents majeurs, la contribution organisationnelle est très importante.

Vous mettez notamment en garde les entreprises sur ce que vous appelez le "silence organisationnel". Qu'est-ce que cela signifie ?

F. D. : Il s'agit d'une situation où des informations importantes pour la sécurité, disponibles au niveau du terrain, ne remontent pas et ne peuvent être prises en compte dans les décisions stratégiques. C'est un problème extrêmement grave, notamment en France, en raison du manque d'écoute des salariés. Une des causes majeures de ce silence organisationnel est que les salariés craignent la réaction de leur hiérarchie s'ils signalent une erreur ou une situation dangereuse. Je suis intervenu dans une entreprise où toute personne qui signalait une situation dangereuse avait une sanction, au prétexte que si elle rencontrait une telle situation, c'était qu'elle n'avait pas respecté les procédures. Avec ce genre de position, on empêche toute remontée d'informations importantes pour la sécurité. De même, l'absence de suites données aux signalements décourage les salariés. A quoi bon continuer de faire remonter des informations si elles ne sont pas traitées ? Les problèmes s'accumulent alors sous le tapis.

Comment est-il possible de se prémunir de ce danger ?

F. D. : Nous préconisons la mise en place d'espaces de débat, où les salariés peuvent discuter avec leur manager des difficultés rencontrées pour bien faire leur travail. Ces échanges sur le travail sont loin d'être généralisés dans les entreprises. De plus, les managers sont très pris dans leurs bureaux par les indicateurs, ils sont trop peu sur le terrain. Cela suppose aussi que les collectifs de travail fonctionnent bien. Si un jeune arrive dans une entreprise et commet des écarts, ce sont les anciens qui vont pouvoir lui dire que ce n'est pas comme cela qu'on travaille. Mais si le collectif est en morceaux, que chacun vit sa vie, il n'existera pas ce filet de protection.

C'est également à la suite d'un accident - le déraillement d'un train à Brétigny-sur-Orge (Essonne) en 2013 - que la direction de la traction SNCF a entrepris un diagnostic auprès des conducteurs de train et de leurs managers. "Nous étions dans une culture très prescriptive, avec une croyance ancrée que le respect des procédures pouvait garantir la sécurité", a témoigné Nicolas Ligner, de la SNCF, lors des dernières rencontres de l'Icsi, organisées fin avril à Paris. La SNCF s'est dotée, il y a deux ans, d'un nouveau programme pour améliorer sa sécurité : REX plus efficace, adaptation des procédures à la réalité du travail dans laquelle s'intègre cette démarche.

Icsi et Foncsi : échanges, expertise et recherche

Fondé en 2003 suite à l'explosion du complexe chimique AZF de Toulouse, l'Institut pour une culture de sécurité industrielle (Icsi) est une association qui regroupe aujourd'hui une soixantaine d'acteurs engagés dans la sécurité industrielle, entreprises à risque (chimie, énergie, bâtiment, transports...), établissements de formation, organismes publics de recherche, collectivités territoriales, mais aussi associations et organisations syndicales. Le financement de l'Icsi, au sein duquel travaille une équipe d'une quinzaine de salariés, provient en majeure partie des formations et interventions en entreprise assurées par ses experts en ergonomie et facteurs humains.

Les groupes d'échanges sont au coeur du fonctionnement de l'association. Ils permettent aux uns et aux autres de partager leurs expériences, leurs points de vue ou leurs bonnes pratiques sur différentes thématiques de la sécurité industrielle. Leurs travaux, menés sur une période de dix-huit mois à deux ans, peuvent déboucher sur l'élaboration de programmes de formation pour les acteurs de l'entreprise, la publication de documents (en libre accès sur www.icsi-eu.org/fr), ou encore des projets de recherche. Ces derniers sont soutenus par la Fondation pour une culture de sécurité industrielle (Foncsi), créée en 2005 et financée exclusivement par les industriels après le récent désengagement de l'Etat.

En savoir plus
  • La culture de sécurité. Comprendre pour agir, Denis Besnard, Ivan Boissières, François Daniellou et Jesús Villena (coord.), Icsi, coll. Les Cahiers de la sécurité industrielle, 2017. Téléchargeable sur www.icsi-eu.org/fr/