Intérim : le pari perdu d'un vrai suivi médical

par Elsa Fayner / janvier 2011

Des médecins du travail de Seine-et-Marne ont tenté d'organiser la prévention en faveur des intérimaires. Ils se sont heurtés à la résistance des services de santé au travail, plus soucieux de leur pré carré commercial que de leur mission de santé publique.

Quand on arrive dans l'usine pour la maintenance estivale, il faut faire vite : les temps de coupure se réduisent avec les ans, raconte Julien1 , mécanicien intérimaire dans la chimie. Et il ne faut pas compter sur la formation de quelques heures dispensée à notre arrivée sur le site pour nous aider. Le donneur d'ordre est en règle : il nous a informés des risques. Mais ensuite, c'est à nous de nous débrouiller pour les éviter. "

Selon la dernière enquête du ministère du Travail sur la surveillance médicale des risques (Sumer 2003), 8,6 % des intérimaires ont déclaré avoir eu au moins un accident du travail dans l'année. Contre 4,5 % pour l'ensemble des salariés.

Cette accidentabilité excessive s'explique par le type de métiers dans lesquels les intérimaires sont cantonnés, leur inexpérience due à leur jeune âge, mais aussi leur plus grande exposition à certains risques. Sans oublier la courte durée des missions, qui nécessite une rapide adaptation et entraîne une moindre intégration dans les collectifs de travail.

On pourrait donc penser que la santé et les conditions de travail des travailleurs temporaires sont particulièrement surveillées. Il n'en est rien. Au contraire.

Informations dispersées et non partagées

Premier obstacle : le fait que l'emploi temporaire soit... temporaire. Chaque agence d'intérim adhère en effet à au moins un service interentreprises de santé au travail pour obtenir les avis d'aptitude et assurer le suivi médical. Quand l'intérimaire change d'agence, il change souvent de service. Ses dossiers médicaux se multiplient, sans suivi longitudinal ni transmission d'informations. Quant à la surveillance médicale renforcée, obligatoire pour certaines expositions et qui doit être assurée, elle, par le médecin du travail de l'entreprise utilisatrice, " elle est très rarement pratiquée ", déplore Marie Pascual, médecin du travail, qui reçoit de nombreux intérimaires en Seine-et-Marne. " Pourtant, poursuit-elle, ils sont souvent affectés sur les postes les plus rudes. C'est la double peine des salariés précaires : davantage d'expositions professionnelles et un suivi médical bâclé. "

Par exemple, illustre Marie Pascual, " si un employé en CDI a mal au dos, le médecin peut intervenir sur le poste, savoir si d'autres salariés présentent les mêmes troubles, en parler au comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail... Il dispose d'une marge de manoeuvre pour proposer des adaptations de poste de travail. Autant de dé­marches quasi impossibles pour des intérimaires. Le seul outil, c'est l'avis d'aptitude : si l'intérimaire n'en dispose pas, il ne travaille pas ! " Alors, les intérimaires évitent de se plaindre et sous-déclarent leurs maladies professionnelles, observe-t-elle. Et la plupart des médecins du travail s'autocensurent sur les restrictions d'aptitude, pour que les intérimaires continuent à obtenir des missions.

Une réalité que connaissent peu les responsables des agences d'intérim. " C'est en discutant avec les médecins du travail que j'ai découvert cette situation, confie Christian Defontaine, PDG d'Assistra Intérim, en Seine-et-Marne. Il faut dire que, avant, les rapports entre médecins et agences d'intérim étaient presque inexistants. La langue de bois prévalait des deux côtés. " Avant, c'était avant la création du Groupe intérim 77. Car en 2005, en Seine-et-Marne, Marie Pascual et quelques collègues médecins décident de se rassembler avec des responsables d'agences de travail temporaire. Leur but : développer la prévention des risques d'accidents du travail et de maladies professionnelles des intérimaires en agissant dans les entreprises utilisatrices, mais aussi améliorer la qualité du suivi médical.

" Créer une coopération "

L'idée intéresse. Des représentants d'entreprises utilisatrices et de la caisse d'assurance retraite et de la santé au travail (Carsat) d'Ile-de-France rejoignent le groupe de travail, tandis que le médecin-inspecteur régional du Travail apporte son soutien. Trois services interentreprises de médecine du travail de la zone - ACMS, AICAC et SIMT - sont présents à ce stade, bientôt rejoints par le CMIE. Les premières initiatives communes voient le jour, comme les fiches de liaison. Dans ces documents, les médecins des entreprises utilisatrices signalent, à l'attention des médecins des entreprises de travail temporaire, les risques aux postes occupés par les intérimaires. " Au-delà, l'idée est de créer une coopération, pour que le médecin de l'agence d'intérim puisse, par exemple, appeler le médecin de l'entreprise utilisatrice lorsqu'il repère des difficultés nécessitant une intervention ", précise Marie Pascual.

Mais les médecins des entreprises utilisatrices se mobilisent peu, constate rapidement le Groupe. En revanche, certains effectuent avec des médecins d'agences de travail temporaire quelques visites d'entreprises, qui se révèlent " réellement efficaces pour connaître les conditions de travail et créer des relations suivies entre eux ", assure Marie Pascual. Le Groupe intérim 77 propose alors de créer des unités interservices, avec un secrétariat dédié, facilement accessibles pour les entreprises de travail temporaire et les intérimaires, où les dossiers seraient regroupés et les médecins pourraient échanger et travailler collectivement.

En 2008, les sept services interentreprises compétents sur le département (CMS 77, CIAMT et SMBTP 77 ainsi que les quatre premiers cités précédemment) sont sollicités par la direction régionale du Travail pour s'engager dans le projet. Des propositions sont faites. Un annuaire doit être finalisé, recensant les référents intérim des différents services de santé au travail ainsi que des correspondants de l'Association régionale pour l'amélioration des conditions de travail (Aract) et de la Carsat. Un logiciel informatique doit être élaboré pour mettre en commun les dossiers médicaux et les fiches de poste.

Sauf que rien ne bouge. " Le directeur régional adjoint du Travail a alors demandé solennellement aux directeurs des services de santé au travail de soutenir le Groupe, constatant que certains traînaient les pieds ", se souvient Marie Pascual. En septembre 2009, une grande réunion est organisée avec tous les partenaires. Des engagements sont à nouveau pris. Fait rare, courant 2010, le syndicat des agences de travail temporaire, le Prisme, apporte son soutien : " Les autres initiatives ont tendance à faire porter sur les entreprises de travail temporaire la collecte des informations concernant les postes occupés, explique Dominique Delcourt, directrice des affaires juridiques du syndicat. Le Groupe intérim, lui, propose que ce soit les médecins qui s'échangent les données. C'est ce qui nous a intéressés. "

Toujours pas d'" engagement réel "

Pourtant, de nouveau, c'est le statu quo. En octobre dernier, la sonnette d'alarme est tirée. L'annuaire n'a toujours pas vu le jour. Le service le plus important du département, le SIMT, n'a mentionné qu'un seul référent. Quant à l'ACMS et au CMS 77, ils n'ont pas indiqué de médecins. L'outil informatique se trouve au point mort. L'ACMS, qui avait proposé de s'occuper de sa réalisation, n'a pas avancé depuis la validation d'un cahier des charges dix mois auparavant. " Les visites médicales sont toujours réalisées au hasard des passages dans telle ou telle agence d'intérim et des places disponibles dans les services, sans aucune organisation de la part de ces derniers pour donner un minimum de cohérence à cette surveillance médicale. On est très loin des déclarations d'intention sur la traçabilité des expositions ", note le Groupe dans le procès-verbal de la réunion. La question de l'" engagement réel " des directions des services est posée, en particulier pour le SIMT, représenté ce jour-là ni par son responsable ni par le médecin référent intérim, mais par le médecin coordinateur, qui dit " n'avoir aucun pouvoir de décision quant à l'engagement de son service ".

Une assistante sociale pour les intérimaires

Avec l'aide du Fonds d'action sociale du travail temporaire (Fastt), huit postes d'assistantes sociales ont été créés en 2008, pour aider les intérimaires accidentés du travail. Chaque travailleuse sociale s'occupe d'une zone géographique. Pour Marie Delion, c'est l'Ile-de-France. " Les médecins du travail, les assistantes sociales qui reçoivent les appels au numéro vert du Fastt ou celles des caisses de Sécurité sociale me signalent des intérimaires accidentés ", indique-t-elle. Elle accompagne ensuite ces derniers vers une reconversion, en leur proposant un bilan de compétences, une formation, ou encore une reconnaissance de travailleur handicapé. Mais, comme elle l'explique lors des réunions du Groupe intérim 77, qu'elle a rejoint, certaines formations suivies ne sont pas toujours suffisantes et les entreprises exigent une expérience préalable dans le métier. " Au sein du Groupe, nous avons pu réfléchir à d'autres solutions et nous disposons de solutions concrètes à proposer. Du coup, l'accompagnement des intérimaires accidentés a progressé ", constate aujourd'hui l'assistante sociale. Le bilan est plus mitigé s'agissant de la prévention : " Certains services interentreprises poursuivent un objectif commercial, difficilement conciliable avec une démarche préventive. Quand je sollicite un médecin du travail pour un avis concernant les capacités de reprise d'un intérimaire, il m'arrive souvent d'essuyer un refus, car l'intérimaire n'est plus en mission pour l'agence qui rémunère le médecin. Et tout le travail s'en trouve bloqué. "

Du côté du Prisme, Dominique Delcourt avoue son incompréhension. " Tout est confidentiel, répondent les services ", relate Christian Defontaine. Et le PDG d'Assistra de reconnaître qu'il risque de se lasser... " Le directeur du service s'est engagé encore récemment à relancer le projet. Mais c'est promis depuis un an et demi ! ", relève pour sa part Christian Triffault, médecin à l'ACMS. Pour lui, " les services craignent de se faire voler des clients en travaillant ensemble ". Au SIMT, le directeur renvoie vers le médecin responsable du secteur intérimaire. Après avoir évoqué les difficultés à uniformiser les logiciels informatiques, ce dernier répond sous forme d'interrogation : " Comment voulez-vous créer une politique commune entre des services privés ? Il faut une même volonté des directeurs de service, voire des conseils d'administration, pour que le projet se concrétise. Pour savoir qui finance, qui dirige. Or les services poursuivent tous des intérêts différents. Un système de concurrence s'installe. " Sa solution : " Il faut se concentrer sur les entreprises utilisatrices, qu'elles évaluent et diminuent les risques, car je vois bien la difficulté à mettre les services interentreprises d'accord sans volonté politique régionale ou nationale. "

La direction régionale des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l'Emploi (Direccte) indique justement que l'expérimentation fait partie des priorités du plan santé-travail 2010-2014. Denise Derdek, la nouvelle directrice adjointe chargée de la santé et de la sécurité au travail, entrevoit d'ailleurs une perspective : " Avec la réforme de la médecine du travail, nous pouvons envisager, dans le conventionnement tripartite caisse régionale d'assurance maladie/Etat/services de santé au travail, la participation aux travaux de ce groupe de travail. " Dominique Delcourt est moins optimiste : " Il y a quinze ans, j'avais suivi une initiative de ce type pour améliorer le suivi médical des intérimaires. Elle avait finalement été abandonnée. Pour la même raison : un médecin refusait de transmettre des informations à un autre médecin. "

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    Le prénom a été modifié.