La santé des " gueules jaunes " minée par la mécanisation

par Pascal Raggi maître de conférences en histoire contemporaine (université Nancy 2) / janvier 2012

A partir de 1945, les mines de fer de l'Est sont envahies par des engins mécaniques... et leur cortège de nouveaux risques, qui s'ajoutent à la pénibilité des métiers du fond. Prévention et réparation des maladies professionnelles peinent à suivre.

Pendant les Trente Glorieuses (1945-1975), la mécanisation modifie profondément les métiers pratiqués dans les mines de fer de Lorraine, qui réalisent alors la majeure partie de la production française de ce minerai. Avec la modernisation, les dangers de l'activité se transforment. Les mineurs de fer - surnommés " gueules jaunes " en raison de la couleur du minerai - sont exposés aux chutes de blocs, mais également à des risques sanitaires liés aux nouvelles façons de travailler.

Au début des années 1950, des démarches patronales visant à améliorer la prévention des accidents, telles que les campagnes de sécurité - véritables concours entre mines dont les effets sont mitigés1 -, s'effectuent conjointement à un progrès des équipements de protection individuels et collectifs. Mais les moyens les plus élémentaires de protection, comme le port du casque, de chaussures à bouts renforcés, de gants et de lunettes, ne se généralisent qu'au milieu de la décennie. Ce n'est ainsi qu'en 1955 que le port du casque devient obligatoire ! L'éclairage individuel évolue également : la lampe électrique " au chapeau ", fixée sur le devant du casque, remplace la lampe à carbure. Son utilisation devient la norme par la suite, au point de constituer non seulement une mesure de sécurité, mais aussi une marque d'identification du mineur. Ces progrès de l'équipement individuel s'accompagnent du développement de l'éclairage général des galeries.

Repères

La France est au début des années 1960 le 3e producteur mondial de minerai de fer, derrière les Etats-Unis et l'URSS. Les 20 000 mineurs de fer de Lorraine réalisent alors la majeure partie d'une production dépassant 67 millions de tonnes. Pendant les Trente Glorieuses, les progrès de la mécanisation permettent d'augmenter fortement les rendements. A l'abattage, un ouvrier extrait 11 tonnes en 1946, dix fois plus en 1975.

Augmentation alarmante des accidents

Néanmoins, dans les premières années de la mécanisation, on assiste à une augmentation alarmante du nombre d'accidents. En 1952, parmi les quelque 16 000 ouvriers du fond employés dans les mines de fer de Lorraine, 58 trouvent la mort, dont 37 à cause des chutes de blocs. A cette époque, des dangers émergent avec les engins mécaniques, car les travailleurs doivent s'adapter à un nouvel environnement. Des travailleurs d'autant plus exposés aux risques que les nécessités de la production l'emportent parfois (et même souvent) sur les impératifs de sécurité.

C'est le " soutènement suspendu ", apparu en 1949 et systématisé au milieu des années 1960, qui fait décisivement diminuer le nombre de tués par chutes de blocs et, par là même, les chiffres globaux d'accidents mortels. Il révolutionne les techniques d'exploitation avec l'ancrage du toit des galeries par boulonnage et remplace le maintien du plafond par des cadres en bois. Toutefois, il ne supprime pas totalement les risques d'effondrement : en 1974, les chutes de blocs provoquent encore la mort de trois mineurs (à peine plus de 5 400 ouvriers travaillent alors au fond).

A partir du moment où l'emploi d'engins diesel et de l'explosif au nitrate-fuel s'ajoute à l'empoussiérage issu de l'abattage, du chargement et du transport du minerai, la ventilation naturelle des mines de fer ne suffit plus à renouveler l'air dans des conditions d'hygiène satisfaisantes. Les galeries sont alors équipées de systèmes d'aérage. L'emploi du masque demeure quant à lui limité, notamment à cause des différentes gênes qu'il occasionne : difficultés respiratoires, limitation du champ visuel, poids, etc.

Reconnaissance tardive de la sidérose

Les mineurs de fer souffrent souvent de bronchite chronique, mais une autre maladie peut les atteindre plus gravement : la sidérose. Des recherches médicales menées à Nancy, notamment sous la direction du Pr Sadoul, plaident en faveur de la création d'un tableau de maladies professionnelles spécifique et la CGT formule des demandes répétées en ce sens. Mais la reconnaissance de la pathologie se trouve freinée en partie pour deux raisons. D'une part, les effets d'une exposition accrue à la poussière, due aux évolutions techniques, ne se font pas immédiatement sentir. D'autre part, les instruments radiologiques des années 1940-1950 peinent à mettre en évidence la sidérose, dans la mesure où, contrairement à la silicose, les lésions pulmonaires sont à la limite de la visibilité.

Alors que la silicose est reconnue comme maladie professionnelle en 1945, il faut attendre février 1967 pour assister à la reconnaissance médico-légale de la sidérose avec le tableau n° 44, relatif aux affections consécutives à l'inhalation de poussières ou de fumées d'oxyde de fer. La sidérose est définie comme une affection pulmonaire chronique caractérisée par des lésions de fibrose ou d'emphysème associées à des dépôts importants de poussières d'oxyde de fer. Jusqu'à cette date, la seule pathologie pulmonaire grave reconnue à laquelle pouvaient prétendre les mineurs de fer était l'atteinte pour sidérosilicose.

Avec l'évolution des techniques de tir, et malgré les protocoles qui visent à limiter le contact avec les vapeurs nitreuses, l'utilisation de l'explosif au nitrate-fuel fragilise la santé pulmonaire des ouvriers, d'autant plus que l'atmosphère est déjà empoussiérée. Ainsi, des cancers broncho-pulmonaires (CBP) se déclarent chez les mineurs les plus exposés à l'empoussiérage, parfois longtemps après leur départ en retraite. Comme dans le cas de la sidérose, un tel délai ne favorise pas le classement rapide de la maladie dans un tableau spécifique. Finalement, en décembre 1992, la loi reconnaît spécifiquement le CBP comme une maladie professionnelle.

Cacophonie souterraine

La mécanisation intégrale génère par ailleurs une véritable cacophonie souterraine dans les galeries. Toutefois, les spécificités du travail minier empêchent le personnel du fond d'avoir une isolation phonique. S'il en a une, le mineur ne peut communiquer avec les autres de façon satisfaisante pour les tâches quotidiennes et, en cas de danger, il ne peut pas entendre les avertissements et les avertisseurs sonores. Les mineurs ne peuvent donc pas se protéger réellement. Ils finissent par subir des déficits auditifs, qui peuvent aller jusqu'à la surdité professionnelle.

Les problèmes de santé dus au travail posté usent aussi beaucoup les mineurs. Dans les années 1950, le recours aux trois-huit discontinus (6 heures-14 heures, 14 heures-22 heures, 22 heures-6 heures) est la règle dans la majorité des exploitations lorraines, avant de se faire plus rare au fur et à mesure des difficultés rencontrées par l'industrie extractive du fer.

Les mineurs de fer subissent encore deux grands types de nuisances sanitaires. A celles induites par les particularités du travail mécanisé et souterrain - depuis les gênes engendrées par l'obscurité et l'humidité des lieux de travail jusqu'aux pathologies occasionnées par les vibrations ressenties au cours de la conduite ou du maniement des diverses machines du fond - s'ajoutent les difficultés professionnelles liées à des angoisses provoquées par l'occupation d'un poste de travail isolé, ainsi que la crainte d'être placé à un poste moins rémunérateur ou de subir un licenciement.

A partir du milieu des années 1960, les progrès de la mécanisation et ceux de la prévention des accidents et des maladies respiratoires finissent par se conjuguer avec la baisse de la demande en minerai de fer. Les " gueules jaunes " appartiennent désormais à une profession menacée, non plus seulement par l'exposition aux risques du travail, mais aussi à cause d'une évolution économique défavorable à l'industrie extractive française. En juillet 1993, la dernière mine de fer hexagonale en exploitation, située à Moyeuvre-Grande (Moselle), fermera ses portes.

  • 1

    Si elles permettent de sensibiliser les personnels à différentes mesures préventives, les campagnes de sécurité ont un effet pervers, dans la mesure où la compétition organisée entre mines peut inciter à la sous-déclaration des accidents.

À Lire
  • Les mineurs de fer au travail, par Pascal Raggi, Editions Serpenoise, 2007.

  • " Les risques professionnels dans les mines de fer de Lorraine (1945-1975) : les conséquences de la mécanisation sur la santé des mineurs de fer ", par Pascal Raggi, inLa santé au travail, entre savoirs et pouvoirs (XIXe-XXe siècles), Presses universitaires de Rennes, 2011.