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La médecine du travail à la peine sur la prévention

par Joëlle Maraschin / 12 mars 2024

Un récent rapport du ministère du Travail sur les services de prévention et de santé au travail montre qu’ils ont du mal à assumer l’une de leurs missions : « Eviter toute altération de la santé des travailleurs. » Les praticiens pointent le manque de volontarisme des directions patronales des services.

Près de 135 000 inaptitudes prononcées en un an par les services de prévention et de santé au travail (SPST), des activités de prévention opaques, une très faible participation à la veille épidémiologique… Le premier rapport sur l’activité et la gestion financière des SPST, rendu public le 1er mars par la direction générale du Travail (DGT), interroge sur la capacité des services à « éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail ». Ce rapport de l’administration porte sur l’année 2022 : 92 % des 193 services interentreprises (SPSTI) et 65 % seulement des 383 services autonomes (SPSTA) ont répondu. En vertu de la loi du 2 août 2021 « renforçant la prévention en santé au travail », les services ont pourtant l’obligation de répondre à l’enquête de la DGT.

Les inaptitudes, une « catastrophe nationale »

Hormis des estimations, personne ne disposait jusqu’alors du nombre total d’inaptitudes au travail. Le rapport indique que 134 375 avis d'inaptitude ont été prononcés par les médecins du travail des SPST, dont 130 753 dans les seuls SPSTI qui suivent 93 % des 17,3 millions de salariés1 . Faute de reclassement de ces salariés par leurs employeurs, « près de 99 % des inaptitudes aboutissent à un licenciement », rappelle Jean-Louis Zylberberg, médecin du travail syndiqué à la CGT et président de l’association Santé et médecine du travail (a-SMT). Les deux principales causes d’inaptitude sont les troubles musculosquelettiques et la souffrance au travail. Jean-Michel Sterdyniak, secrétaire général du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST), pointe « une véritable catastrophe nationale insuffisamment prise en compte par les pouvoirs publics ». « Les conditions de travail sont telles que les inaptitudes se multiplient. Et cela va encore augmenter avec le recul de l’âge de départ à la retraite », poursuit le médecin du travail.
Et ces inaptitudes seraient l’arbre qui cache la forêt. « C’est sans compter les démissions pour raisons de santé, les ruptures conventionnelles et les licenciements pour absences répétées », ajoute Jean-Louis Zylberberg. Les cellules de prévention de la désinsertion professionnelle (PDP), en théorie obligatoires dans les services interentreprises, ne semblent guère débordées : au total, un peu plus de 95 000 salariés seulement ont été pris en charge par ces cellules, mises en place dans 75 % des services seulement. « L’obligation de reclassement est transférée vers les services, estime néanmoins Jean-Michel Sterdyniak. Les cellules PDP permettent aux employeurs de se débarrasser de leurs salariés, ceux-ci étant très souvent reclassés à l’extérieur de l’entreprise. »

Opacité des actions en milieu de travail

Le rapport de synthèse détaille les plus de 7 millions de visites réalisées par les SPSTI. Mais il est moins disert sur la prévention des risques et les actions en milieu de travail. Un peu plus de 180 000 analyses et études de postes ont été effectuées en 2022 par les SPSTI, sachant qu’en cas d’inaptitude une étude de poste doit être réalisée. « La prévention des risques et les actions en milieu du travail sont très souvent du pipeau », tranche Jacques Darmon, ex-médecin du travail retraité (CFDT) d’un SPSTI, qui assure toujours une consultation de médecine du travail dans un hôpital. Les activités de « conseils et d’animation » ou « autres » représentent près de la moitié des actions en milieu de travail. En revanche, les actions de promotion de la santé publique ont le vent en poupe, avec près de 700 000 initiatives recensées pour l’ensemble des services, en majorité des dépistages et vaccinations.
« Les services ne sont pas capables de faire des actions pour améliorer les conditions de travail et effectuer la veille sanitaire », analyse le secrétaire général du SNPST. De fait, selon le rapport, la participation des médecins des services à la veille sanitaire et épidémiologique reste « modeste », alors qu'elle fait partie des missions des SPST. De l’avis des représentants de la profession, les directions ne portent pas vraiment ces enjeux. Et les intervenants en prévention des risques professionnels (IPRP) sont trop peu nombreux : un peu plus de 2 100 pour 16 millions de salariés suivis par les SPSTI. « Dans mon service, nous disposons d’un seul IPRP pour 3 ou 4 équipes pluridisciplinaires. Les services ont pourtant des marges financières pour embaucher », poursuit Jean-Louis Zylberberg. Le rapport de la DGT fait état de 943 millions d’euros de fonds propres. Une réserve financière qui paraît bien faible au regard du patrimoine immobilier détenu par les services.

L’évaluation des risques à la trappe

Autre donnée relevée par Jacques Darmon, le peu de fiches d’entreprises réalisées par les services alors que cela relève de leurs missions obligatoires. En 2022, un peu moins de 140 000 documents de ce type ont été réalisés par les SPSTI. « Le nombre d’adhérents couverts par une fiche d’entreprise de moins de 4 ans s’élève à 358 856 (…) permettant de couvrir 6,6 millions de salariés », peut-on lire dans le rapport. Ces fiches sont pourtant des outils de prévention, puisqu’elles listent les risques. Elles servent aussi à l’élaboration du document unique d’évaluation des risques (DUERP) par l’employeur. « Les conseils pour l’élaboration du DUERP ne représentant que 5 % des actions des SPSTI. C’est pourtant une aide précieuse que les services devraient rendre à leurs adhérents », estime Jacques Darmon.
Depuis la loi d’août 2021, les employeurs sont également tenus de transmettre leur DUERP aux SPSTI. Dans les faits, seulement 3 % des entreprises l’ont fait. « C’est utile d’avoir le DUERP pour vérifier que l’entreprise a pris en compte l’ensemble des risques », signale Jean-Louis Zylberberg. Le suivi des salariés en cas d’exposition à des produits cancérogènes et toxiques est aussi en berne. En 2022, les SPST ont déclaré 3 381 visites post-exposition et 6 223 visites post-professionnelles. « Les employeurs ne nous préviennent pas lorsque ces salariés quittent l’entreprise ou partent à la retraite », souligne Jean-Michel Sterdyniak.
L’activité des services est d’autant plus obscure que leur gouvernance reste la chasse gardée du patronat. La grande majorité des sièges non pourvus dans les conseils d’administration et commissions de contrôle sont ceux de représentants des organisations syndicales. Mais les représentants des salariés ne disposent d’aucune heure de délégation pour siéger. Un frein évident à une gouvernance paritaire.

  • 1Ce chiffre ne porte pas sur la totalité les services, tous n’ayant pas répondu à l’enquête.