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Managers au bord de la crise de nerfs

par Stéphane Vincent / juillet 2017

Cheville ouvrière des organisations dans le privé et le public, l'encadrant de proximité n'est pas épargné par l'intensification et la rationalisation du travail. Après tout, c'est un salarié. Mais pas comme les autres. Il doit en effet jouer ce rôle d'interface entre le haut, la direction, et le bas, son équipe. Faire appliquer des consignes conçues de plus en plus souvent loin du terrain, tout en apportant le soutien nécessaire à ceux qui doivent les appliquer. Etre auprès de ses troupes et à de multiples réunions, tout en devant renseigner les indicateurs de gestion. Préserver la santé de ses collaborateurs, tout en s'assurant de l'atteinte des objectifs fixés par l'entreprise. Autant d'injonctions qui peuvent s'avérer contradictoires, transformant le travail quotidien de régulation des encadrants, complexe mais riche de sens, en une médiation impossible. Nombre d'entre eux ont ainsi le sentiment de manager par défaut, de faire un travail de mauvaise qualité. En devant parfois rogner sur leur vie privée... ou leur santé physique et psychique. Certains ont une solution : libérer l'entreprise de tout encadrement. Un raccourci qui occulte l'importance du travail réalisé par ce dernier et que les salariés auront à gérer s'il n'existe plus. Il devient donc urgent de se pencher sur la situation des managers, car les difficultés qu'ils affrontent ont des répercussions sur les salariés et leur prévention serait bénéfique à tous.

Quand les encadrants sortent du cadre

par Karine Chassaing ergonome / juillet 2017

Afin de préserver leurs conditions de travail et celles de leurs collaborateurs, les chefs d'équipe d'une usine automobile, censés appliquer un outil de standardisation des modes opératoires, en ont contourné les règles de mise en oeuvre. Etude de cas.

La standardisation du travail n'épargne pas l'activité des encadrants. Et ceux-ci, pour préserver leurs marges de manoeuvre, développent des stratégies de contournement, à l'instar de ce que font les opérateurs de terrain. C'est ce que révèle l'étude de l'activité déployée par des chefs d'équipe d'une usine automobile, à l'occasion de la mise en place d'une organisation inspirée du lean. La démarche à suivre a bien évidemment été définie à un niveau d'encadrement plus élevé. Elle prévoit que les chefs d'équipe soient formés à l'élaboration de "standards", outils censés décrire des procédures de travail. Ils doivent établir des fiches qui détaillent les opérations à réaliser sur chaque poste en respectant un ordre et des temps impartis.

Ce qui étonne tout d'abord dans cet exemple, c'est que les encadrants de proximité sont perçus comme de simples exécutants. Certes, les chefs d'équipe, comme tous les travailleurs, ont besoin d'un cadre prescrit. Mais la vision de leur travail est très décomplexifiée - à l'instar de celle portée sur le travail à la chaîne. Ils sont censés exécuter une tâche, par l'intermédiaire d'outils standardisés, et alimenter l'échelon supérieur de la hiérarchie avec des indicateurs prédéfinis. Une approche plutôt contradictoire avec le fait qu'ils se retrouvent à la fois concepteurs de standards et garants de leur respect par les opérateurs. Et ce, quoi qu'ils pensent de leur efficacité. Sachant que cette tâche s'ajoute aux nombreuses autres qu'ils ont à gérer dans un quotidien déjà bien chargé.

En marge du schéma prescrit

Comment font-ils ? Le suivi de ces encadrants de proximité a permis de constater que les standards ont bien été élaborés, malgré tout. Mais pour y parvenir, ils ont dû en contourner les règles de conception. En ne suivant pas tout à fait le schéma prescrit, afin de s'en sortir, parce qu'au final il faut qu'ils les produisent. L'enjeu a été pour eux de parvenir à des standards qui ne les empêchent pas de travailler au quotidien. Car ces standards peuvent avoir un impact sur leur activité, à commencer par le temps passé à les concevoir.

Les chefs doivent articuler cette nouvelle tâche avec leur travail d'encadrement et de pilotage de l'atelier. Ils se retrouvent vite dans des situations de contradiction entre les exigences de leur activité et la démarche à suivre pour élaborer le standard, qui leur arrive d'en haut. Celle-ci précise qu'ils doivent partir du terrain, de l'observation de tous les opérateurs sur chaque poste de travail, afin d'élaborer le meilleur standard du moment. Cette démarche, si elle doit être appliquée telle quelle, est chronophage pour les chefs. Ils n'ont pas de moyens supplémentaires alloués pour la mener et doivent aussi veiller au bon fonctionnement de l'atelier, faire de la gestion d'effectif, etc. S'ils se coupent de l'atelier le temps de faire ces standards, ils prennent le risque que des incidents viennent perturber la production, avec du travail qui s'accumule derrière. A l'inverse, s'ils décident de faire ces standards sans s'isoler, ce travail d'élaboration est sans cesse interrompu par les incidents sur la chaîne ou d'autres problèmes.

Dans le prescrit, chaque chef d'équipe doit observer tous les opérateurs de son équipe sur chaque poste et élaborer un standard pour chaque assemblage de pièces. Il peut y avoir dix types d'assemblage différents sur un seul poste, donc dix standards. Ensuite, le chef de l'équipe du matin, par exemple, doit se concerter avec celui de l'équipe de l'après-midi afin d'élaborer un standard commun à toutes les équipes. En réalité, les chefs n'appliquent pas cette démarche et se répartissent les standards à faire. Parfois sans observer les postes : ils réalisent eux-mêmes les opérations pour les retranscrire ou font des copier-coller des gammes opératoires élaborées par les services des méthodes, dans le but de gagner du temps.

Ces copier-coller leur permettent aussi de s'assurer que les opérations prescrites sont les bonnes, avec l'objectif que le mode opératoire dans son ensemble soit "payé". Dans l'automobile, une opération est en effet "payée" via un temps passé à la réaliser, suivant l'organisation scientifique du travail taylorienne. Derrière, il y a la préoccupation de la gestion de l'effectif, calculé en relation avec ces temps par opération. Si les chefs oublient une opération ou ne prescrivent pas bien le mode opératoire, ils risquent d'être sous-dotés en effectif.

Ne pas se compliquer la tâche

C'est donc sur la définition des opérations qu'ils vont se concentrer, en projetant l'usage qui pourrait être fait des standards. Leur non-respect du prescrit concernant l'élaboration de ces standards va être guidé par cette anticipation, avec l'objectif de se faciliter la tâche dans le futur. Les chefs ont ainsi en tête qu'une fois le standard conçu et validé, ils devront former les opérateurs à sa mise en oeuvre, tout en devant veiller à son respect. Ils ont aussi l'obligation de prescrire une seule opération pour tous les opérateurs, que ceux-ci devront respecter et appliquer, sans avoir le choix d'une autre. Sur quels critères se fonder pour déterminer l'opération en question, compte tenu de la diversité des pratiques des opérateurs constatée par les chefs sur le terrain ?

Le prescrit exige qu'ils retiennent la meilleure opération en termes de temps du moment, mais les chefs ne le font pas si elle n'est pratiquée que par une minorité d'opérateurs. Ils vont en fait privilégier l'opération la plus partagée, pas forcément la plus rapide. Mieux vaut en effet avoir une minorité à convaincre plutôt qu'une majorité. Ils vont aussi ne pas trop décrire dans le détail l'opération, afin de faciliter son "respect" par les opérateurs. Autre écart avec le prescrit : les standards doivent être élaborés en allant sur le terrain, mais en réalité, les chefs d'équipe n'y vont pas vraiment. Pour réduire leur charge de travail, certes, mais aussi pour éviter le contact avec les opérateurs, qui ne croient pas à l'utilité ni à l'efficacité de ce nouvel outil. Un chef disait ainsi ne pas se voir aller former un ancien, en l'obligeant à travailler d'une autre façon que la sienne, alors que ce dernier l'avait formé au poste de travail quelques années auparavant.

La mise en oeuvre de cet outil place de fait les chefs d'équipe dans des situations difficiles, parfois génératrices de souffrance. Il leur revient de gérer les contradictions d'un outil qui prétend refléter la réalité du terrain alors qu'il en nie la variabilité et la diversité dans la façon dont il doit être élaboré. Un outil qui leur est imposé, auquel ils ne croient pas, mais qu'ils doivent fabriquer et porter auprès de leurs équipes. Ils font donc comme ils peuvent. Perçus comme des exécutants, avec peu de marges de manoeuvre pour modifier l'outil, ils résistent, contournent le dispositif, afin de ne pas perdre la main sur leur activité. Un travail à part entière.