© NATHANAËL MERGUI / MUTUALITÉ FRANÇAISE
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Travailler plus longtemps : à quelles conditions ?

par Joëlle Maraschin / janvier 2011

La question du maintien dans l'emploi des salariés vieillissants était au coeur des troisièmes Rencontres de Santé & Travail, le 18 octobre dernier. Le débat a porté tant sur les facteurs de pénibilité et d'invalidité que sur les solutions de prévention à mettre en oeuvre.

Peut-on faire de vieux os au boulot ? C'est la question que de nombreux salariés vieillissants se posent aujourd'hui dans les entreprises, où le travail ressemble de plus en plus à une épreuve pour athlètes performants et en bonne santé. C'était aussi le thème des troisièmes Rencontres de Santé & Travail, organisées le 18 octobre à Paris. A l'heure de l'allongement de la durée de vie active, réforme des retraites oblige, cette journée d'échanges a permis notamment de relancer le débat sur les différents visages de la pénibilité au travail.

Ainsi, Serge Volkoff, directeur du Centre de recherches et d'études sur l'âge et les populations au travail (Créapt), a rappelé qu'il n'existe pas une mais plusieurs pénibilités : celle ressentie par nombre de salariés, qui s'accentue avec l'âge ; celle liée à certaines expositions professionnelles qui peuvent réduire l'espérance de vie - travail de nuit, contraintes physiques ou produits toxiques ; et, enfin, celle liée aux problèmes de santé susceptibles d'apparaître avec les années. " Avec l'âge, les femmes et les hommes ont encore plus besoin d'anticiper pour puiser dans leurs ressources personnelles ", a-t-il souligné.

Une " casse effroyable "

Regrettant l'absence de prise en compte des expositions professionnelles dans le volet pénibilité de la réforme des retraites, le chercheur a précisé qu'il restait favorable à un dispositif permettant des départs anticipés, articulé autour des parcours professionnels et non des métiers.

" Réduire l'exposition aux nuisances "
François Beaujeu économiste et maître de conférences à Paris-Dauphine

" Avec le principe d'une compensation de la réduction de l'espérance de vie par une retraite précoce, ne s'agit-il pas d'amener certaines personnes à vendre leur vie ?

Pour les travailleurs en fin de carrière exposés aux facteurs de pénibilité, on ne peut certes que proposer une compensation. Mais pour des jeunes qui entrent dans des métiers que l'on sait pénibles, une politique équitable serait de réduire l'exposition à ces nuisances, soit en transformant les conditions d'exercice du métier, soit en limitant les expositions nocives dans le cadre de la gestion des parcours professionnels. "

La question du devenir des seniors préoccupe d'autant plus les spécialistes que l'usure professionnelle, c'est-à-dire un vieillissement prématuré dû au travail, fait des ravages dans certains secteurs. Fabienne Bardot, médecin du travail dans un service interentreprises à Orléans (Loiret), s'est inquiétée d'une " casse effroyable " dans le secteur de la logistique, chez des salariés de plus en plus jeunes. " Je vois des femmes qui manipulent entre 2 et 8 tonnes par jour, elles sont abîmées à moins de 30 ans. Elles sortent de l'emploi pour inaptitude ou elles démissionnent ", a-t-elle témoigné. Denis Garnier, représentant de FO au Conseil supérieur de la fonction publique hospitalière, a évoqué l'usure prématurée des aides-soignantes, due à une intensification du travail. " Un tiers des aides-soignantes partent en invalidité avant d'avoir atteint l'âge de la retraite ", a-t-il indiqué.

Cette question de l'intensification du travail est au coeur des préoccupations du département santé-travail de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact). " L'intensification du travail, c'est-à-dire produire davantage dans un même volume de temps, génère effectivement des formes d'usure ", a estimé Jack Bernon, chef du département. Le spécialiste a pointé les pièges du lean manufacturing, nouvelle méthode d'organisation du travail consistant à faire la chasse au gaspillage pour augmenter encore la productivité dans les entreprises. " Les espaces de temps libérés permettent d'intensifier plus encore le travail, sans que soit posée la question des conditions de travail ", a-t-il signalé.

" La surmortalité des anesthésistes "
Alice Thévenot médecin anesthésiste en reconversion

" Médecin anesthésiste dans un hôpital, j'ai décidé de me reconvertir dans l'ergonomie. Les contraintes de ce métier - gardes, travail de nuit, responsabilités et stress - sont difficilement soutenables. Une semaine de travail de moins de 50 heures est une petite semaine, nous travaillons souvent 70 heures, y compris la nuit, voire plus avec les gardes. Plusieurs études réalisées dans le Nord de l'Europe ont montré une surmortalité des anesthésistes par rapport aux autres spécialités médicales. Mais cette pénibilité au travail est souvent niée par les anesthésistes eux-mêmes. "

Sans nier les efforts qu'ils demandent à leurs salariés, les représentants des directions d'entreprise présents ont quant à eux exprimé les difficultés rencontrées pour reclasser les salariés en cas de problème de santé. " Nous recherchons des solutions de reclassement, mais cela reste compliqué au sein d'une petite entreprise. Un cariste ne devient pas chef de projet du jour au lendemain ", s'est presque excusée Nadège Bourgoin, directrice des ressources humaines d'une PME de 40 salariés. A ce titre, plusieurs intervenants ont déploré la disparition dans les entreprises des postes dits " doux ", qui pouvaient accueillir les salariés en difficulté. De son côté, Gérard Gauthier, directeur santé de Veolia Propreté, a défendu la mise en place des filières de formation professionnelle pour les salariés les plus exposés à la pénibilité, afin de faciliter leur reconversion.

Pénibilité psychique

Sur un autre registre, celui de la pénibilité ressentie, Dominique Cau-Bareille, chercheuse associée au Créapt et maître de conférences en ergonomie à l'Institut d'études du travail de Lyon, a parlé du travail des enseignants. Contrairement aux ouvriers, les enseignants ont une espérance de vie parmi les plus élevées de l'ensemble des catégories socioprofessionnelles. Pour autant, ils affirment aussi exercer un métier pénible.

" Nos conditions de travail sont horribles "
Béatrice Torrez infirmière en psychiatrie, élue CHSCT

" L'hôpital nous demande de travailler plus avec de moins en moins de moyens. Avec la situation de sous-effectif chronique, le travail administratif qui ne cesse d'augmenter, nous n'avons même plus le temps de nous occuper correctement de nos patients. Nos conditions de travail sont horribles. On nous demande notamment d'être beaucoup plus mobiles pour remplacer au pied levé du personnel, et ce y compris le week-end. "

Cette pénibilité peut être physique, avec la station debout prolongée et de nombreux déplacements. Mais elle est aussi psychique. " Le coût psychique du travail s'accroît malgré l'expérience. Les enseignants disent ne plus avoir les ressources pour faire face aux exigences de leur métier ", a relaté Dominique Cau-Bareille. En cause, notamment, la dévalorisation de leur profession : les enseignants sont mis en question aussi bien par l'institution que par les parents. Peu reconnus et écoutés, ils se sentent de plus en plus isolés dans leur classe face aux élèves. " Il existe dans le monde enseignant une grande souffrance au travail, c'est une population très touchée par la dépression ", a rappelé l'ergonome.

" L'entreprise niait mon handicap "
Claire Merlin salariée de France Télécom

" J'ai eu un problème de surdité, aggravé par mon travail en centre d'appels. J'ai fini par développer des acouphènes invalidants, mais le médecin du travail de France Télécom a refusé dans un premier temps de me déclarer inapte à mon poste. L'entreprise niait mon handicap, je me suis retrouvée seule, en pleine souffrance. Je voulais rebondir, j'ai entrepris de suivre un master en psychosociologie. J'ai eu cette année une mission de quelques mois auprès des salariés en situation de handicap. Mais aujourd'hui, je n'ai ni boulot, ni bureau, ni boss, c'est une situation aberrante. "

Les salariés du secteur bancaire se plaignent aussi d'une pénibilité du travail. Pour Luc Mathieu, secrétaire général de la CFDT banques, ce ressenti concerne surtout ceux qui ont de l'ancienneté et provient du fait que le sens même du métier a radicalement changé. " Les conseillers bancaires ont l'impression de se retrouver à la place de commerciaux auxquels on impose de vendre des produits qui ne correspondent pas aux besoins de leurs clients ", a expliqué le syndicaliste. Cette pression commerciale s'accompagne d'un management agressif, du suivi individualisé des objectifs, de rémunérations variables liées aux résultats et d'une mise en concurrence entre les salariés. " Dans ces conditions, comment faire en sorte de rendre ces métiers soutenables ? ", s'est interrogé Luc Mathieu.

Désaccord sur la compensation de la pénibilité

Lors des troisièmes Rencontres de Santé & Travail, Mijo Isabey, secrétaire confédérale de la CGT, et Danièle Karniewicz, secrétaire nationale de la CFE-CGC et présidente de la Caisse nationale d'assurance vieillesse, ont débattu de la meilleure façon de prendre en compte la pénibilité du travail dans l'âge de départ en retraite.

Pour la première, une compensation des expositions à risque demeure une nécessité. " Nous ne sommes pas dans une reconnaissance des expositions professionnelles avec le dispositif retenu ", a-t-elle souligné à propos des mesures prévues par la réforme des retraites. Lors de négociations antérieures sur la pénibilité, la CGT avait plaidé pour une approche globale par métier. " Toute exposition aurait alors alimenté un compte ouvrant droit à des mois ou des années de bonification pour la retraite ", a détaillé Mijo Isabey. La CGT proposait également d'inciter, par le biais d'une surcotisation, les entreprises à faire de la prévention en matière de pénibilité.

De son côté, Danièle Karniewicz a estimé que le système de retraite ne pouvait pas tenir compte de l'espérance de vie. " Nous serions alors dans un système individualisé et non solidaire ", a-t-elle expliqué. " Qui plus est, nombreux sont les facteurs d'exposition en dehors du travail qui peuvent influer sur l'espérance de vie ", a-t-elle noté, précisant que la CFE-CGC défendait une logique d'aptitude ou d'inaptitude. Elle s'est opposée à la prise en compte systématique des expositions professionnelles : " Nous ne pourrions nous offrir un tel système. L'enjeu est de financer durablement les retraites, consolider notre système pour les générations à venir. " En revanche, la présidente de la Cnav a regretté que la possibilité de négociations sur la pénibilité au niveau des branches n'ait pas été retenue.

Limiter les expositions

En conclusion de la journée, Annie Jolivet, économiste à l'Institut de recherches économiques et sociales (Ires), a soutenu qu'il était possible de travailler plus longtemps sans nuire à sa santé, dans la mesure où les expositions à certaines conditions de travail pénibles étaient limitées. " Le travail peut aussi avoir un impact positif sur la santé, à partir du moment où il permet de maintenir, voire de développer ses capacités cognitives ", a-t-elle assuré. Pour Annie Jolivet, une gestion adéquate des parcours professionnels en matière d'expositions suppose une diversité des emplois au sein d'une même entreprise, ainsi qu'une réflexion sur les possibilités de formation comme sur les règles de rémunération. " Une prime peut avoir pour effet pervers de bloquer des personnes dans certaines situations d'exposition professionnelle ", a-t-elle rappelé. Estimant qu'il serait plus que regrettable de se contenter d'une compensation de la pénibilité en fin de carrière, elle a plaidé en faveur d'une amélioration en amont des conditions de travail pour l'ensemble des salariés.