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Accords QVCT : ne pas oublier le travail !

par Franck Heas, professeur de droit privé à l'Université de Nantes / 11 septembre 2025

Depuis 2021, la « qualité de vie et des conditions de travail » (QVCT) a remplacé la « qualité de vie au travail » (QVT) dans la négociation obligatoire d’entreprise. Nettement plus diversifiée, cette deuxième génération d’accords a aussi souvent tendance à positionner le salarié en artisan de sa propre santé au travail. Au risque de minorer le lien avec l’entreprise et l’organisation du travail.

Les premiers accords sur la qualité de vie au travail (QVT) avaient été conclus sous l’empire de la loi du 17 août 2015. Les accords relatifs à la qualité de vie et des conditions de travail (QVCT) le sont dorénavant dans le cadre de la loi du 2 août 2021. Environ un millier sont signés dans les entreprises françaises par an. C’est peu, au regard du total de 85 000 accords négociés en 2023. La loi ayant notablement élargi le champ des thématiques abordables, ces accords QVCT peuvent être considérés comme étant de seconde génération. Une étude1 menée sur un échantillon de 232 accords d’entreprise, conclus entre septembre 2023 et fin novembre 2024, permet d’apprécier les constantes, de mesurer les évolutions et de dessiner quelques perspectives en matière de santé au travail. Les changements sont notables et questionnent. La QVCT doit-elle être un sujet d’entreprise ou une problématique des individus, relever du managérial ou du sanitaire ?

Changement d'échelle

Dans l’ensemble, les accords QVCT apparaissent plus complets, plus développés et plus variés que ceux de première génération, dont une forte proportion restaient très basiques. Pour autant, la négociation d’entreprise sur la QVCT reste à géométrie variable, souple et ouverte pour les interlocuteurs sociaux qui disposent ce faisant d’une importante marge de manœuvre.

Une telle situation résulte directement de la loi qui ne ferme aucunement les sujets susceptibles d’être envisagés, en listant treize thématiques relevant de la QVCT : articulation entre vie personnelle et vie professionnelle, égalité professionnelle, lutte contre les discriminations, emploi des travailleurs handicapés, prévoyance, droit d’expression, droit à la déconnexion et mobilité des salariés. Le Code du travail ajoute que la négociation peut également porter sur la prévention des effets de l’exposition aux facteurs de risques professionnels, la qualité des conditions de travail, la santé, la sécurité au travail et la prévention des risques professionnels.

Avec un tel panel d’entrées potentielles, les accords ne sont aucunement uniformes : ils renvoient à des pratiques variées, à des sujets divers, à l’intervention d’acteurs qui peuvent aussi être très différents et à des cadres d’action souvent très composites.

Des accords multidimensionnels

Si les accords d’entreprise traitant de la QVCT demeurent hétérogènes, plusieurs dimensions se dégagent. Dans un tiers des accords environ, une dimension fonctionnelle peut être observée. Elle est axée sur le fonctionnement et l’organisation de l’entreprise, le rôle attendu des différents acteurs en son sein et l’articulation de leurs relations : recrutement, GEPP, mobilité professionnelle ou géographique, fonctionnement des instances représentatives du personnel et d’autres structures (commission, comité, groupe de travail), évolution des carrières ou formation professionnelle.

Cette dimension fonctionnelle ressort également massivement de dispositions envisageant la question du management, l’implication de la ligne managériale et/ou le rôle attendu des managers : formation spécifique, transmission des valeurs de l’entreprise, exigence de bonnes pratiques relationnelles, comportementales et hiérarchiques ou sensibilisations diverses - aux RPS, à la non-discrimination, à l’égalité, à la parentalité, à la gestion des conflits, à la reconnaissance et l’engagement.

La dimension sanitaire renforcée et élargie

L’incitation étant plus forte depuis la loi de 2021, de nombreux accords QVCT développent aussi une dimension sanitaire. Dans plus de la moitié des textes examinés, celle-ci amène à envisager la santé au travail (santé physique et mentale, gestion de la charge de travail, retour ou maintien en emploi, inaptitude) et la prévention des risques professionnels (amélioration des conditions de travail, TMS, rôle de la CSSCT ou du service de prévention et de santé au travail, ergonomie ou harcèlements moral et/ou sexuel).

De manière concomitante, une déclinaison santé environnementale est présente dans plus d’un quart des accords. Ceux-ci intègrent une prise en compte des enjeux de transition écologique : déplacements et mobilités des salariés, recharges électriques installées dans l’entreprise pour véhicules ou vélos, forfait-mobilité, RSE, digitalisation, sobriété énergétique, gestion ou recyclage des déchets ou encore construction durable des bâtiments.

Responsabilisation accrue des salariés

La troisième dimension des accords QVCT est une dimension personnalisée. Alors qu’elle était peu développée dans les accords QVT, elle est très prononcée dans les récents textes de deuxième génération. Ceux-ci placent le salarié au cœur de la démarche de QVCT. Le travailleur n’en est pas seulement le bénéficiaire, et spectateur passif. Le voilà positionné comme  un acteur essentiel en la matière : il est prévu qu’il soit pro-actif et se saisisse des actions, dispositifs et mesures de QVCT pour en tirer un bénéfice à son endroit et, par ricochet, pour l’entreprise.

La QVCT est donc ici directement personnalisée. Elle n’est pas uniquement l’expression de la stratégie et de l’implication de l’entreprise. Elle se décline aussi au niveau individuel, chacune et chacun étant d’une certaine manière, partie prenante, protagoniste et artisan de sa propre QVCT.

L’essor de mesures sans lien avec le travail réel

Pour cela, et c’est une nouveauté totale des accords QVCT étudiés, près de 70 % d’entre eux prévoient des mesures visant à informer et/ou organiser l’accompagnement du salarié sur un certain nombre de sujets, sans lien direct avec l’accomplissement opérationnel du travail : parentalité, PMA, violences sexistes, sexuelles, conjugales ou domestiques, situation du proche aidant, conciergerie, don de jours de congés, places en crèche, grossesse ou maternité, rentrée scolaire, service social, seniors (retraite), information sur les différents types de congés, etc.

Dans le même sens, un quart des accords affiche une dimension comportementaliste, qui était certes présente dans ceux de première génération, mais de manière bien moins significative. L’ambition est alors d’encourager et d’inciter les actions et comportements des salariés, à même de favoriser l’équilibre et la considération de la personne, la préservation de sa (propre) santé physique et mentale, ainsi que la recherche de relations inter-individuelles harmonieuses : bonne alimentation, pratique sportive, sommeil, méditation, prévention des addictions, lutte contre la désinsertion professionnelle, conciliation de la vie professionnelle et de la vie familiale, possibilité d’un soutien psychologique, diversité, cohésion, politesse et respect d’autrui, convivialité au travail, prise en compte des personnes LGBTQ+ ou valorisation du bénévolat.

Les comportements... plutôt que les conditions de travail

Placer le salarié au cœur de la démarche QVCT, en faire un acteur à part entière de son déploiement : l’implication accrue des travailleurs est l’une des évolutions notables des accords QVCT de deuxième génération. Pour cela, ceux-ci s’appuient notamment sur des dispositions conventionnelles cadrant les comportements attendus, souvent sans lien direct avec le travail réel.

Ainsi, chez Sada Assurances, l’accord signé le 13 décembre 2023 prend soin, au chapitre Prévention, de spécifier les fondements de « sa politique de bien-être au travail ». Laquelle repose sur un dispositif Agir contre la sédentarité et ambitionne de « permettre à chaque collaborateur de rester actif ». Ceux-ci sont donc appelés, par ce biais, à préserver leur propre santé, physique et mentale. « Être actif permet de réduire les symptômes de dépression et d'anxiété, améliore la mémoire et améliore la santé du cerveau. La Direction encourage chacun à rester actif et à intégrer le mouvement dans son quotidien », précise le texte.

Chez Service Innovation Group (SIG) France, l’accord QVCT daté du 30 mai 2024 met, lui, en avant l’exigence de bonnes pratiques relationnelles entre salariés. L’entreprise s’engageant « à resensibiliser ses collaborateurs aux règles de vie en communauté », le texte intègre un point sur le « respect des personnes ». « Comme dans toute autre communauté, l’activité professionnelle peut être source de désaccords, explique-t-il. Or, quelle qu’en soit leur origine, il est essentiel et primordial de se rappeler que chaque collaborateur est avant tout un être humain avec sa propre sensibilité et ses propres aspirations. Aucun désaccord professionnel ne saurait excuser la négation des principes fondamentaux de respect de l’autre, de politesse et de courtoisie. »

Un possible changement de logique

De nombreux accords QVCT prônent une conception systémique de l’organisation du travail, en la connectant à une approche holistique de la santé au travail : le rôle d’acteur de santé publique des entreprises se trouve conforté. Au-delà, il se confirme également que le primat de la négociation d’entreprise, conforté en 2017, aboutit en certaines situations à ce que celle-ci dépasse sensiblement son périmètre initial : celui de l’entreprise. S’il en était besoin, une partie notable des accords d’entreprise exploités démontre que la QVCT n’a pas pour ambition première et exclusive de traiter des seules conditions de travail. Le risque est que la dimension personnalisée, et parfois sociétale, des négociations QVCT brouille les messages et aboutisse à une mise à l’écart (une invisibilisation ?) du travail réel. Ce qui pourrait être largement préjudiciable à une prise en compte efficace des problématiques de santé au travail.

Il est évident que cette seconde génération d’accords relatifs à la QVCT accentue nettement le phénomène d’individualisation déjà observé. Au risque, si le sujet est trop fortement personnalisé, de minorer le lien avec l’entreprise et l’organisation du travail. En corollaire, il pourrait y avoir un glissement d’une approche objectivisée, centrée sur l’entreprise, vers une conception plus individualisée, ouverte alors à une possible « déresponsabilisation » de l’employeur et à une « responsabilisation » accrue des salariés. Ce serait là un changement de paradigme important.

  • 1Cette étude s’inscrit dans le cadre du projet ANR-22-CE41-0014 sur « l’employabilité sanitaire en questions et en action (ESQA) ». Un premier article en a rendu compte : « La négociation d’entreprise sur la qualité de vie et les conditions de travail, une deuxième génération d’accords », Droit social, 2025, pp 538-544.
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