© Marine Coutroutsios

Les forçats des déchets

par Nathalie Quéruel / avril 2022

Ce sont les soutiers des temps modernes, occupés dans l’ombre à faire disparaître promptement les rebuts de la société de consommation, dont nous ne saurions tolérer la vue. Environ 100 000 personnes sont employées dans le secteur des déchets, dont la moitié au traitement des ordures ménagères. Parmi elles, de nombreux salariés en insertion ou des travailleurs handicapés. Tous exposés à de multiples risques connus – pénibilité physique et mentale, horaires décalés, manipulation de produits toxiques, manque de reconnaissance, etc. – ou moins documentés, comme la contamination par bactéries et moisissures, lors des manutentions en centre de tri ou de compostage.
Car les politiques publiques environnementales, aussi vertueuses et nécessaires soient-elles, ont laissé le travail dans un angle mort. Qui sait que les piles et batteries équipant nos objets du quotidien sont recyclées, à cause de leur dangerosité, dans des usines classées Seveso, où les équipes d’ouvriers se relaient en 3 x 8, y compris les jours fériés ? Il est temps pour l’économie circulaire de penser aux enjeux de santé au travail. Des pistes se dessinent : intégrer l’ergonomie du recyclage dès la conception des produits. Ou faire coopérer les professionnels de l’ensemble d’une filière sur les conditions de travail. Et surtout valoriser enfin des métiers et des travailleurs essentiels à la préservation de l’environnement.

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Le « sale boulot » des travailleurs des déchets

par Clémence Fourneau, responsable d’expertises en santé-travail à l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses). / avril 2022

Rouages négligés d’une économie circulaire en vogue, près de 100 000 salariés triment sur les rebuts de notre société de consommation, s’exposant à des risques de toutes sortes. Il y a urgence à s’en préoccuper pour améliorer leurs conditions de travail.

Collecte, tri, recyclage, compostage, incinération, mise en décharge, méthanisation des matières organiques… Le secteur d’activité des déchets, en plein essor, connaît des évolutions constantes, sous l’effet des politiques publiques aux niveaux national et européen. Dès 1975, en France, une première loi1 a encadré l’obligation de prévention et de valorisation des déchets via l’introduction du principe « pollueur-payeur ». Celle-ci débouchera en 1992 sur la création de la première filière à « responsabilité élargie du producteur » (REP) pour les emballages ménagers. La REP impose ainsi aux entreprises les frais d’élimination des produits qu’elles mettent sur le marché, lorsqu’ils arrivent en fin de vie. Dans les faits, celles-ci transfèrent souvent cette responsabilité, contre rémunération, à un éco-organisme chargé d’organiser la collecte et le traitement. Actuellement, la France compte une vingtaine de filières REP, parmi lesquelles les déchets d’équipements électriques et électroniques (DEEE), les piles et accumulateurs, les véhicules hors d’usage (VHU) ou encore… les produits du tabac.
Adoptée en février 2020, la loi anti-gaspillage pour une économie circulaire (Agec)2 intègre une série de mesures visant à réduire les déchets : fin du plastique jetable d’ici 2040, allongement de la durée de vie des produits, réemploi, éco-conception… Elle prévoit également la création de nouvelles filières REP pour les jouets, les matériaux de construction du bâtiment, les articles de bricolage et de jardin… Caractérisés par leur provenance (ménages, collectivités, entreprises), les déchets peuvent être classés « dangereux » lorsqu’ils sont susceptibles de présenter une menace pour la santé humaine et l’environnement, à cause de la présence de produits explosifs, inflammables, toxiques… Ils sont alors orientés vers des sites de gestion adaptés à la prévention des risques sanitaires (pour les riverains essentiellement) et écologiques. Lesquels sont répertoriés Installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE) ou placés sous statut Seveso3 .

Pas de réglementation spécifique en santé au travail

Les politiques publiques et législations relatives aux déchets apparaissent principalement tournées vers la protection de l’environnement et n’incluent pas systématiquement et explicitement des considérations sanitaires, notamment en matière de santé au travail. Les salariés du secteur sont soumis aux réglementations et dispositifs génériques institués dans le Code du travail ; ils ne sont visés par aucune disposition réglementaire particulière. En France, on estime leur nombre à environ 100 000, près de la moitié d’entre eux étant employés dans la filière des ordures ménagères. On y rencontre principalement des hommes, ouvriers, en intérim, ainsi qu’une présence importante de travailleurs en situation de réinsertion sociale. De manière générale, ils sont peu ou pas qualifiés et formés.
La problématique des risques pour ces professionnels préoccupe depuis plusieurs années les institutions en charge des questions de santé et sécurité au travail. Dès le milieu des années 2000, l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) soulignait que les accidents du travail survenant dans la collecte et le traitement des déchets étaient deux à trois fois plus fréquents et plus graves que dans l’ensemble des activités salariées. En 2019, leur nombre moyen s’élevait à 53,4 pour 1 000 salariés contre un taux de 33,5 pour 1 000 tous secteurs confondus, plaçant une nouvelle fois cette activité parmi les plus sinistrées au niveau national.
L’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) a, de son côté, instruit diverses expertises, desquelles a émergé la question des risques potentiels liés à la valorisation des déchets : par exemple, pour les travailleurs de la construction routière impliqués dans le recyclage des anciennes chaussées ou pour ceux des installations de méthanisation, exposés au biogaz. Cette thématique figurait dans les priorités 2013-2020 de l’Agence européenne de santé au travail.
Dans ce contexte global, vertueux pour l’environnement mais où la dimension santé-travail demeure relativement invisible, des travaux préliminaires de l’Anses publiés en 2019 sont venus donner un coup de projecteur sur les conditions de travail du secteur. Un panorama des risques physiques et psychiques auxquels sont exposés les salariés… d’autant plus compliqué à brosser que les données relatives à ce sujet s’avèrent peu nombreuses et hétérogènes, selon les déchets ou les activités considérés.

Des risques physiques et psychiques

Il ressort néanmoins que ces risques se révèlent multiples. Sans être exhaustive, la liste suivante décrit ceux plus particulièrement repérés dans la littérature et que les auditions de représentants des syndicats de salariés et des fédérations professionnelles du déchet ont aussi soulignés :
 – Risques chimiques liés à l’exposition potentielle à des polluants toxiques présents dans les déchets (métaux lourds, cancérogènes…) ou générés lors des processus de traitement tels que le tri ou le broyage, comme les poussières de plomb ou de cadmium lors du démantèlement des DEEE.
– Risques d’infections ou d’atteintes respiratoires liés à l’inhalation de poussières contaminées par des bactéries ou moisissures (bioaérosols) et produites par la manipulation des déchets en centre de tri ou de compostage.
– Risques de troubles musculosquelettiques (TMS) du fait de conditions de travail pénibles : port de charges lourdes, gestes répétitifs, vibrations mécaniques et postures contraignantes. Sont exposés, entre autres, les éboueurs et les opérateurs en centre de tri.
– Risques liés à l’exposition au bruit. C’est, par exemple, le cas pendant la manutention des conteneurs de collecte du verre, ce qui peut entraîner fatigue, stress voire surdité à plus long terme.
– Risques d’accidents routiers, notamment lors du ramassage ou du transport des déchets.
– Risques d’incendie et/ou d’explosion, mentionnés surtout dans le cadre des opérations de traitement des DEEE, des piles au lithium et dans les installations de compostage et méthanisation.
– Risques de coupures et piqûres, qui surviennent pendant la manipulation des déchets du BTP par exemple.  
– Risques pour la santé psychique ou mentale observés en particulier chez les éboueurs, en lien avec un manque de reconnaissance, une faible valorisation sociale de leur travail (en dépit d’une médiatisation récente de son caractère « essentiel ») et une exposition accrue à la violence et aux incivilités ainsi qu’à des horaires décalés.
Outre ces expositions rencontrées dans un contexte de travail « normal », les représentants syndicaux et patronaux entendus par l’Anses ont rapporté plusieurs situations qui l’étaient moins : il s’agit de ce que l’on appelle les « écarts à la réglementation », susceptibles de mettre en danger la santé et la sécurité des salariés. Citons le cas le plus fréquent des erreurs de tri : des seringues, scalpels, gants souillés se retrouvent parfois dans les poubelles réservées aux ordures ménagères des établissements de santé ; des substances toxiques telles que l’amiante peuvent atterrir dans les déchets industriels classiques, etc.
Mais il existe également des pratiques illégales telles que le transport caché de déchets en containers, la mise en décharge non autorisée, l’enfouissement en zone interdite, le travail non déclaré… Difficiles à tracer et quantifier, elles peuvent être à l’origine d’accidents et de risques pour la santé et l’environnement.

Un suivi médical complexe

Pourtant, et c’est un des constats préoccupants du rapport de l’Anses, le suivi des salariés par la médecine du travail se révèle complexe, la principale difficulté tenant à la méconnaissance des expositions auxquelles ils sont confrontés. Le problème est encore plus accentué pour les intérimaires, dont le suivi médical ne dépend pas de l’entreprise de gestion des déchets mais de la société d’intérim. Il n’existe plus de réglementation spécifique en la matière pour ces métiers, mais certaines expositions (aux agents biologiques infectieux, aux produits cancérogènes, au bruit, au travail de nuit…) impliquent un suivi individuel renforcé.
Plusieurs pistes d’amélioration ont été avancées dans la littérature : réalisation d’études métrologiques et épidémiologiques, réunions d’échanges entre professionnels des déchets et médecins du travail, organisation en réseau des acteurs de la santé au travail afin de définir des contenus de suivi et de les harmoniser au sein d’une même filière.
Un « classement » des filières (voir tableau) a permis en tout cas, dans un premier temps, de clarifier le panorama des risques, en l’état actuel des connaissances. Ont été associées à ces six catégories des recommandations sur la prévention et la caractérisation des risques sanitaires pour les salariés. En matière de prévention, il est notamment recommandé d’évaluer et, si nécessaire, de renforcer les démarches de protection déjà mises en œuvre dans les organisations du travail. Il est également rappelé que la sensibilisation des travailleurs vis-à-vis des dangers et des risques rencontrés dans l’exercice de leur métier est d’autant plus importante que leurs emplois sont précaires, peu qualifiés et que les entreprises sont de taille modeste.
En outre, trois filières, jugées prioritaires, vont faire l’objet d’expertises approfondies : celle des déchets du BTP, celle du bois et celle des emballages ménagers. Cette dernière retient particulièrement l’attention, car près de 28 000 personnes y travaillent. Depuis la simplification du tri des emballages généralisée en 2020, l’ensemble des conditionnements en plastique y est intégré. Conjugué à l’interdiction par la Chine de l’importation de déchets solides sur son territoire depuis le 1er janvier 2021, cela entraîne une augmentation considérable des volumes à recycler. Composés principalement de verre, plastiques, cartons et papiers, ces contenants constituent un milieu favorable au développement de bactéries et moisissures, notamment en cas de présence d’humidité.
L’exposition à des bioaérosols lors des étapes de collecte et de tri pose de multiples interrogations, qui justifient cette évaluation plus poussée des risques sanitaires dans la filière des emballages, intégrée dans une recherche plus large sur le traitement des ordures ménagères. L’une des particularités du secteur est que les risques sanitaires changent continuellement, en lien avec l’évolution des produits manufacturés et des déchets qu’ils génèrent. S’y ajoute la modernisation des technologies de collecte, de tri et de traitement, qui modifie elle aussi les conditions de travail. Si les expositions en aval doivent être mieux documentées pour améliorer la prévention, ce constat invite à penser les enjeux de santé le plus en amont possible. Ce pourrait être une dimension explicite à prendre en compte dans les démarches d’éco-conception.

 

  • 1Loi n° 75-633 du 15 juillet 1975 relative à l’élimination des déchets et à la récupération des matériaux.
  • 2Loi n° 2020-105 du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire.
  • 3Directive du 4 juillet 2012, dite directive Seveso 3.
A LIRE
  • Risques sanitaires pour les professionnels de la gestion des déchets en France, rapport d’expertise collective de l’Anses, novembre 2019.