© Marine Coutroutsios

Les forçats des déchets

par Nathalie Quéruel / avril 2022

Ce sont les soutiers des temps modernes, occupés dans l’ombre à faire disparaître promptement les rebuts de la société de consommation, dont nous ne saurions tolérer la vue. Environ 100 000 personnes sont employées dans le secteur des déchets, dont la moitié au traitement des ordures ménagères. Parmi elles, de nombreux salariés en insertion ou des travailleurs handicapés. Tous exposés à de multiples risques connus – pénibilité physique et mentale, horaires décalés, manipulation de produits toxiques, manque de reconnaissance, etc. – ou moins documentés, comme la contamination par bactéries et moisissures, lors des manutentions en centre de tri ou de compostage.
Car les politiques publiques environnementales, aussi vertueuses et nécessaires soient-elles, ont laissé le travail dans un angle mort. Qui sait que les piles et batteries équipant nos objets du quotidien sont recyclées, à cause de leur dangerosité, dans des usines classées Seveso, où les équipes d’ouvriers se relaient en 3 x 8, y compris les jours fériés ? Il est temps pour l’économie circulaire de penser aux enjeux de santé au travail. Des pistes se dessinent : intégrer l’ergonomie du recyclage dès la conception des produits. Ou faire coopérer les professionnels de l’ensemble d’une filière sur les conditions de travail. Et surtout valoriser enfin des métiers et des travailleurs essentiels à la préservation de l’environnement.

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La télé, encore plus toxique à recycler qu’à regarder

par Clotilde De Gastines / avril 2022

A Montluçon, Environnement Recycling récupère des tonnes de déchets électriques et électroniques. Dix ans après une alerte de la CGT sur des expositions aux métaux lourds, les conditions de travail présentent encore de nombreux points noirs.

Au nord de Montluçon (Allier), le bâtiment d’Environnement Recycling, entreprise de recyclage des équipements électriques et électroniques, s’impose… façon bunker. « Ça craint à mort, il y a des métaux lourds dans l’air, de la poussière qui vole partout. En trente ans d’expérience, je n’ai jamais travaillé dans un environnement aussi sale », raconte Nicolas*, qui a travaillé plusieurs mois sur le site, en tant qu’opérateur de maintenance intérimaire, en 2021.
Le long parallélépipède noir, construit en 2011, à grand renfort de fonds publics, héberge ce mastodonte du retraitement des déchets, un des principaux employeurs du bassin, dont le chiffre d’affaires 2021 s’élevait à 18 millions d’euros. La première équipe s’y engouffre dès 4 heures du matin, quand la dernière le quitte vers 22 heures. Plus de 300 personnes y manipulent des milliers de tonnes d’appareils électroménagers, d’écrans de télévision et de matériel informatique obsolète. Les ordinateurs sont reconditionnés puis commercialisés ; les métaux précieux, les terres rares ainsi que certains plastiques sont triés et revendus, tandis que le reste est broyé.

Fort taux de plombémie

« Contrairement aux salariés en poste, dont une partie est en réinsertion, l’autre en situation de handicap, je n’avais ni vestiaire, ni douche, je rentrais chez moi dans un état de crasse pas possible, relate Nicolas. On devait mettre des masques, des FFP2 comme pour le Covid, mais ça ne protège de rien. » Un des ateliers – celui du broyage des tubes cathodiques de télévision, baptisé « Andela » – était « vraiment hyperchargé en particules de toutes sortes, précise le technicien. Là, les types portent des cagoules ventilées. Mais nous, on y allait avec des FFP2 parce que notre job consiste à ressouder des pièces sur les machines, et la boîte ne nous fournissait pas de cagoules spécial soudure. »
Cet atelier a justement défrayé la chronique en 2013 après des alertes de la CGT locale sur les conditions de travail. En 2012, une médecin généraliste de Montluçon constate des problèmes de santé chez un de ses patients, employé chez Environnement Recycling ; elle lui recommande de s’adresser à la CGT et au Dr Gérard Barrat, un médecin du travail à la retraite qui connaît bien les expositions aux agents chimiques dangereux. Plusieurs salariés se plaignent de saignements de nez, de fatigue importante, de troubles digestifs, de maux de tête. « On n’y voyait pas à deux mètres, on était dans un brouillard de flocons luminescents, j’avais en permanence un goût métallique dans la bouche – typique d’une intoxication aux métaux lourds », témoigne Martin*, qui travaillait à l’époque au niveau du broyeur réduisant en poussière les écrans en verre contenant du plomb. Recruté alors qu’il était chômeur en fin de droits, Adam* n’a bénéficié d’aucune formation avant de commencer : « On nous a donné des combinaisons jetables en papier, mais elles n’étaient pas étanches, et des cagoules ventilées qui sont faites pour poncer le placo ; on les gardait toute la semaine alors qu’en principe le filtre doit être changé toutes les trois heures. On respirait un air pollué. »
« Nous avons vérifié la quantité de plomb que les opérateurs avaient dans le sang : elle oscillait entre 200 et 500 microgrammes par litre de sang (μg/l) », se remémore Gérard Barrat. Si le Code du travail fixe les valeurs limites biologiques (VLB) à 400 μg/l pour les hommes et à 300 μg/l pour les femmes1 , « une plombémie normale, c’est zéro. Le seuil d’alerte selon la Haute Autorité de santé se situe à 30 μg/l », explique le médecin du travail. L’analyse d’un échantillon de poussières, prélevé par un salarié dans l’atelier, avait révélé la présence de 27 métaux lourds : du plomb à hauteur de 23 %, du silicium (18,5 %), du baryum (10,5 %), de l’antimoine (1,5 %)…
Un bras de fer s’est alors engagé entre la CGT, l’entreprise et les pouvoirs publics. « Le secteur Andela était le plus touché par l’empoussièrement, mais les particules se répandaient partout, jusque dans l’atelier protégé où travaillent des personnes en situation de handicap », explique Laurent Indrusiak, secrétaire de l’union départementale CGT de l’Allier, qui a pris le dossier à bras-le-corps, même sans délégué dans l’entreprise. Les autorités la contraignent à vérifier la plombémie de tout le personnel : les taux apparaissent en dessous des seuils légaux, sauf pour certains salariés d’Andela.

Une surveillance médicale renforcée

En novembre 2013, le groupe finit par investir un demi-million d’euros dans un système d’aspiration et de filtration de l’air pour l’atelier. « La santé des salariés a toujours été et restera la préoccupation première d’Environnement Recycling », est-il écrit sur son site internet. L’activité d’Andela devait s’arrêter, les téléviseurs à tubes cathodiques étant de moins en moins nombreux à recycler. Or, elle se poursuit car « l’entreprise reprend désormais les vieux postes en provenance de toute l’Europe », indique Nicolas. Ce qui étonne Laurent Indrusiak : « Il y a deux ans, l’Inspection du travail nous a assuré que la fermeture de l’atelier était imminente ». Contacté, Environnement Recycling a décliné notre demande de visite du site – officiellement pour des raisons d’agenda – et nos questions, transmises par mail, sont restées sans réponse.
L’accord sur la pénibilité de mars 2021 prévoit toutefois l’arrêt de cette activité pour fin 2023. Conséquence de la réforme du compte pénibilité (excluant le critère du risque chimique), ce texte n’aborde pas l’exposition au plomb, pointant seulement un travail répétitif pour les quatre salariés en CDI affectés au sein d’Andela. Pourtant, selon nos informations, ces derniers sont sous surveillance médicale renforcée, avec trois prises de sang par an. « Quand ils atteignent la limite de plombémie, ils sont mis sur d’autres tâches », décrit Nicolas. Lui n’a pas bénéficié de ce suivi, pas plus que les autres intérimaires, les personnes en CDD dit « tremplin »2 ou celles en CDD d’insertion, qui ne sont pas directement employés par Environnement Recycling.

Bruit, vibrations et mercure

L’accord pénibilité donne un éclairage sur les conditions de travail actuelles. Il atteste que 146 salariés en CDI sont exposés au bruit, 73 aux vibrations. L’entreprise s’y engage à procéder à une campagne annuelle de mesures des valeurs limites d’exposition professionnelle (VLEP) aux agents chimiques dangereux (ACD) pour les 76 salariés du secteur de démantèlement des écrans plats. Parmi eux, 19 « peuvent être exposés, en cas de casse d’un écran, à de faibles concentrations de gaz contenant du mercure ainsi qu’à des poussières. L’exposition répétée à ces gaz peut entraîner des effets sur la santé sur le long terme », reconnaît la direction. Par conséquent, elle prévoit de mettre sur les tables de démantèlement « un dosseret aspirant (ou autre dispositif équivalent) » pour « aspirer les gaz et poussières à la source, afin de réduire l’exposition des opérateurs aux ACD potentiellement émis ». Avec l’objectif d’équiper toutes les tables d’ici le 31 décembre 2022. « Le fait d’installer une aspiration à la source est normalement un prérequis, avant même d’avoir obtenu l’autorisation de démarrer une telle activité, observe Gérard Barrat. Je suis étonné que l’accord ne donne pas d’information sur le risque d’inhalation des vapeurs de mercure et sur la nécessité d’effectuer une biométrologie de ces expositions. »
Enfin, l’accord n’évoque pas le risque d’inflammation des piles au lithium contenues dans les petits appareils ménagers, alors que l’entreprise a connu quatre incendies entre 2018 et 2020 dans les stalles de béton extérieures, situées à l’arrière du site, où sont charriés les déchets ultimes. Sollicitée par téléphone, l’antenne de la direction régionale de l’Economie, de l’Emploi, du Travail et des Solidarités (Dreets) Auvergne-Rhône-Alpes, à Moulins, nous a demandé… d’envoyer un courrier postal. Avec cinq autres salariés, Martin a porté plainte pour mise en danger de la vie d’autrui en 2016. L’instruction, toujours au point mort, n’est pas officiellement classée sans suite. Adam, qui a une maladie chronique de la thyroïde, a lui renoncé à cette procédure, considérant qu’elle avait peu de chance d’aboutir…

*Les prénoms ont été modifiés à la demande des témoins.

  • 1Article R. 4412-152 du Code du travail.
  • 2Le CDD dit « tremplin » est signé entre une entreprise adaptée et une personne en situation de handicap.