© Marine Coutroutsios

Les forçats des déchets

par Nathalie Quéruel / avril 2022

Ce sont les soutiers des temps modernes, occupés dans l’ombre à faire disparaître promptement les rebuts de la société de consommation, dont nous ne saurions tolérer la vue. Environ 100 000 personnes sont employées dans le secteur des déchets, dont la moitié au traitement des ordures ménagères. Parmi elles, de nombreux salariés en insertion ou des travailleurs handicapés. Tous exposés à de multiples risques connus – pénibilité physique et mentale, horaires décalés, manipulation de produits toxiques, manque de reconnaissance, etc. – ou moins documentés, comme la contamination par bactéries et moisissures, lors des manutentions en centre de tri ou de compostage.
Car les politiques publiques environnementales, aussi vertueuses et nécessaires soient-elles, ont laissé le travail dans un angle mort. Qui sait que les piles et batteries équipant nos objets du quotidien sont recyclées, à cause de leur dangerosité, dans des usines classées Seveso, où les équipes d’ouvriers se relaient en 3 x 8, y compris les jours fériés ? Il est temps pour l’économie circulaire de penser aux enjeux de santé au travail. Des pistes se dessinent : intégrer l’ergonomie du recyclage dès la conception des produits. Ou faire coopérer les professionnels de l’ensemble d’une filière sur les conditions de travail. Et surtout valoriser enfin des métiers et des travailleurs essentiels à la préservation de l’environnement.

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« Cessons de concevoir le recyclage comme une opération mécanique »

entretien avec Sandro De Gasparo, Ergonome, intervenant-chercheur au sein du laboratoire Atemis.
par Stéphane Béchaux / avril 2022

Ergonome, intervenant-chercheur au sein du laboratoire Atemis, Sandro De Gasparo défend un nouveau modèle pour la gestion des déchets, centré sur le service rendu et les changements de pratiques.

Quel regard portez-vous sur le traitement des déchets, un pilier de l’économie circulaire ?
Sandro De Gasparo : Réduire les déchets et le gaspillage des ressources constitue un objectif pertinent et utile. Mais s’en tenir à cette approche pose deux problèmes. D’abord, on ne s’affranchit pas de la logique industrielle, dans laquelle la valeur est mesurée à partir de flux de matières, de biens, d’équipements. Toute politique de prévention des déchets vise à diminuer les quantités et va ainsi à l’encontre de ce modèle économique. Il faut donc repenser la dynamique de la valeur.
Ensuite, on ne réinterroge pas l’organisation du travail, basée sur des procédés très tayloriens, avec une activité souvent malmenée. Dans le secteur dont nous parlons, les installations sont calibrées en fonction du volume de détritus à traiter.

Dans le tri, le travail ne peut être rémunéré à sa juste valeur ?
S. D. G. :
La filière est généralement structurée autour d’un opérateur principal et d’une cascade de sous-traitants. En bas de l’échelle, il y a des centres de tri, dans lesquels les opérateurs travaillent sous une forte pression temporelle, dans des conditions dégradées. Y interviennent souvent des entreprises d’insertion, qui font appel à des publics très peu qualifiés. Elles se retrouvent au centre d’une contradiction majeure, avec d’un côté une mission d’accompagnement social et de l’autre une logique de rentabilité par le volume.
Dans les instructions adressées aux salariés, il leur est demandé de ne pas trier certains déchets, pour aller plus vite. Et pourtant, ceux-ci prennent sur eux de le faire, dans un temps non alloué. Pourquoi ? Parce qu’ils sont porteurs d’une visée sociétale de leur travail, qui consiste à recycler le maximum de matières. Cette utilité donne un sens à leur métier, mais n’est pas reconnue.

Comment faudrait-il donc réorganiser cette activité ?
S. D. G. :
Cessons de concevoir le recyclage comme une simple opération mécanique faite par des hommes ou des machines ! Au lieu de mettre les flux de matières au centre de l’activité, plaçons-y la valeur d’un service devenu essentiel et de l’accompagnement nécessaire pour faire évoluer les comportements. Pour faire en sorte qu’à toutes les étapes, on modifie les pratiques, celles des consommateurs, des agents de propreté et des ripeurs1 , afin qu’elles deviennent plus pertinentes, grâce à des savoir-faire spécifiques.
Si on ne mesure plus la valeur en fonction du tonnage de matière récupérée, mais du service rendu, c’est un tout autre modèle, beaucoup plus sociétal et territorial, qu’il est possible de faire émerger. La prévention des déchets ne serait plus une contrainte, mais une visée économique ; le travail y serait mieux reconnu. On peut créer des centres dans lesquels les gens apportent leurs déchets à recycler, dotés de nouvelles fonctions : par exemple, l’organisation d’ateliers de sensibilisation et d’activités de socialisation autour du réemploi et de l’échange, qui donnent du sens à un geste citoyen. Il y a déjà de premières expérimentations en cours.

  • 1Ceux qui collectent et transportent les déchets dans des bennes.