Une nouvelle « fournée » vient d’arriver dans ce hangar situé à Argenteuil (Val-d’Oise). A gauche, une petite main fait voler les gobelets tout droit dans un bac. Quelques mètres plus loin, ils sont plusieurs à prélever d’entrée de jeu les plus gros paquets de papiers blancs entassés. « C’est ce qui a le plus de valeur », affirme Jenny. Quelques minutes auparavant, cette menue mais tonique cheffe d’équipe aidait ses collègues postés devant le tapis de tri : ici leur parviennent les restes des papiers, brochures, revues voire classeurs, après avoir transité dans une grande fosse, où le tout attend en vrac.
Tous ces détritus sont des déchets de bureaux
. L’entreprise adaptée Cèdre s’est fait une spécialité de les collecter, puis de les trier dans cet endroit. Des tâches qui sont réalisées par une majorité de salariés reconnus comme travailleurs handicapés, ainsi que l’exige le statut de Cèdre. A l’instar de cette entreprise, de nombreuses structures accueillant des personnes en situation de handicap ont investi le créneau du tri des déchets. D’autres, spécialisées dans l’insertion par l’activité économique, font de même pour les chômeurs de longue durée qu’elles accompagnent. Elles y sont poussées dans le cadre des marchés publics passés par les collectivités territoriales pour la gestion de leurs déchets, qui exigent souvent un quota de salariés en insertion.
Contrairement aux entreprises adaptées, les structures d’insertion ne recrutent pas en CDI, mais en CDD de vingt-quatre mois maximum : un temps consacré avant tout à préparer la sortie vers un autre emploi, via un accompagnement professionnel et social très personnalisé, effectué par des conseillers spécialisés.
Marges de manœuvre limitées
Or, le tri des déchets expose ce public socialement fragilisé ou précarisé à de multiples risques. Une réalité peu prise en compte. Car si l’accompagnement socioprofessionnel a du sens en termes d’employabilité, il ne s’attache guère à l’activité même de travail ou à ses conditions d’exercice, du fait notamment de la durée de moyen terme des contrats d’insertion. Claire Chanteloup-Maëtz, responsable qualité, hygiène, sécurité et environnement aux Ateliers du bocage, entreprise adaptée et d’insertion qui œuvre dans la récupération de produits issus de la famille des équipements électriques et électroniques (DEEE), constate plusieurs difficultés. Pendant vingt ans, cette structure du réseau Emmaüs a exploité un centre de tri avant de s’en retirer. « Trier des papiers et des cartons, ce n’est pas valorisant. En plus des contraintes physiques, ces tâches ne permettent pas de s’épanouir, en se projetant vers autre chose que des métiers strictement manuels », tranche-t-elle.
Au sein des Ateliers, les activités aujourd’hui plus variées, autour du réemploi de matériel bureautique, permettent à son sens de développer davantage de compétences : manutention mais aussi aptitude à la lecture et l’écriture pour faire du diagnostic informatique, par exemple. De façon générale, les marges de manœuvre apparaissent limitées pour améliorer les conditions de travail. « La possibilité d’agir dépend de la capacité des centres de tri à coopérer avec les collectivités territoriales sur les difficultés rencontrées, la qualité des déchets entrants, l’adaptation des machines », souligne l’ergonome Leïla Boudra.
En immersion sur un site de tri exploité par le groupe Suez, François-Xavier Dessus, étudiant en master d’ergonomie à l’université Paris 1, a travaillé aux côtés des salariés accompagnés par l’entreprise d’insertion Ares services. Il a pu observer les pressions économiques pesant sur l’activité. Suez, qui gère les installations, fixe des objectifs à atteindre. En cas de pureté insuffisante des matières triées ou de refus de tri trop importants, Ares est susceptible de subir des pénalités, définies contractuellement. « Tout l’enjeu de l’entreprise d’insertion sera de les éviter en plaidant des circonstances exceptionnelles, causées par exemple par des problèmes d’effectifs ou des conditions particulières de production », explique François-Xavier Dessus.
De plus, les salariés en insertion ont moins les moyens de s’exprimer sur leur situation de travail. « Ils sont tellement reconnaissants d’avoir un emploi qu’ils se montrent rarement critiques », constate Claire Chanteloup-Maëtz. Leurs conseillers accompagnateurs ont toutefois la possibilité de faire office de relais : « Parfois, ils peuvent alerter sur la difficulté d’un salarié à travailler sur son projet professionnel, parce qu’il a fait plus d’heures ou qu’il était trop fatigué », indique Leïla Boudra. Mais le statut précaire complique leur représentation directe au sein des CSE.
Signe d’une prise de conscience, la loi dite inclusion du 14 décembre 2020 invite les structures concernées de plus de 11 employés à expérimenter une commission « insertion » au sein de leur CSE : elle doit être composée d’une délégation de salariés effectuant leur parcours – désignés par l’instance –, d’un représentant de l’employeur et d’un élu du personnel.
Une forte charge mentale
Afin de diminuer les risques d’accident, le groupe d’insertion Ares s’est, de son côté, concentré « sur l’accueil des nouveaux salariés et sur la formation aux gestes et postures », souligne Marie Yen, directrice des méthodes, de la qualité et de l’excellence opérationnelle. Un ouvrage… sans cesse remis sur le métier, en raison du renouvellement permanent des effectifs. Pour réduire les douleurs physiques, notamment celles provoquées par la station debout, des séances de « pause active » ont été instaurées et des tapis antifatigue installés, selon la directrice.
Cependant, François-Xavier Dessus a noté certains aspects problématiques de l’organisation du travail. « Les chefs d’équipe préfèrent stabiliser les salariés à des postes fixes, dans l’idée de faciliter leur activité, pour qu’ils puissent tenir les cadences », rapporte le futur ergonome, masseur-kinésithérapeute de métier. Or ce réflexe appauvrit le travail des trieurs, les privant d’une polyvalence susceptible de leur apporter une vision plus globale de la production, ainsi que de la possibilité de participer à des stratégies collectives de tri. Celles-ci sont déployées par les opérateurs plus expérimentés afin de contenir la fatigue liée au « tri négatif » des déchets. En effet, ce processus qui consiste à retirer toutes les erreurs de tri d’un tapis pour n’y laisser qu’une matière spécifique au lieu de ne prélever qu’une matière ciblée, demande un effort important sur le plan cognitif. « Pour se reposer, les équipes se répartissent des types de déchets récurrents à retirer, ce qui allège la charge mentale », explique François-Xavier Dessus.
Pour sa part, l’entreprise Cèdre exclut les cadences de production. A tout moment, le tapis sur lequel les produits défilent peut être arrêté. « C’est l’opérateur qui décide », souligne Cyrille Karas, directeur qualité, sécurité, prévention. Les salariés bénéficient de la formation Prévention des risques liés à l’activité physique (PRAP) qui, encourageant les propositions d’amélioration, permet de dépasser la simple approche « gestes et postures ». Le rebord sur la table de tri a par exemple été retiré, afin de pouvoir faire glisser les matières triées vers des bacs, plutôt que de les saisir avec la main. D’autres bacs ont été équipés de « basculateurs », ce qui évite d’y plonger les bras pour en retirer un déchet, position qui risque d’entraîner des maux de dos.
Tous les trois mois, le CSE se réunit pour discuter spécifiquement des questions de sécurité, d’hygiène ou de qualité de vie. « Cela permet de traiter les cas de clients difficiles », ajoute Sabrina Adile, déléguée CGT de l’entreprise. Comme ceux qui chargent excessivement les bacs à déchets. Une remontée des problèmes de terrain indispensable, pour limiter le port de charges lourdes au moment de l’étape, tout aussi importante, de la collecte.