© AdobeStock
© AdobeStock

Le formol, un risque cancérigène à circonscrire

par Henri Bastos, directeur scientifique santé-travail de l’Agence nationale de sécurité sanitaire, de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) / 13 février 2024

De récents travaux montrent que l’exposition au formol peut provoquer des leucémies, en plus du cancer du nasopharynx. Compte tenu du nombre de salariés exposés, la meilleure prévention passe par la substitution de la substance, difficile à mettre en œuvre.

Découvert de manière fortuite dans la seconde moitié du XIXe siècle et commercialisé progressivement à partir des années 1880, le formaldéhyde, encore appelé aldéhyde formique ou formol, donne un bon exemple de la façon dont les connaissances scientifiques et les normes de santé publique concernant les substances chimiques peuvent évoluer avec le temps.
En France, dès 1963, un tableau de maladie professionnelle a permis de réparer les atteintes cutanées, parfois sévères, des travailleurs exposés au formol. D’autres atteintes ont été progressivement ajoutées à ce tableau, comme la rhinite ou l’asthme, au gré de la progression des connaissances scientifiques et médicales. En 2004, le Centre international de recherche sur le cancer (Circ) a classé le formaldéhyde comme cancérogène avéré pour l’Homme (Groupe 1) sur la base notamment d’études épidémiologiques concordantes en milieu professionnel montrant que la substance provoque le cancer du nasopharynx. Cette atteinte a pu être indemnisée à partir de 2009, après la création d’un tableau de maladie professionnelle spécifique (tableau 43 bis).

Leucémies myéloïdes

Un lien entre l’exposition au formol et l’augmentation du risque de leucémies était encore discuté jusqu’à récemment. Des travaux menés par l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), publiés au mois de novembre dernier et réalisés dans le cadre de sa mission d’expertise préalable à la création de tableaux de maladies professionnelles, viennent de confirmer ce lien. Après avoir analysé les données scientifiques internationales, notamment celles présentées dans le rapport américain du National Research Council (NRC) publié en 2014, l’agence conclue qu’elles sont en faveur d'une augmentation du risque de leucémies myéloïdes chez les travailleurs exposés au formaldéhyde.
Ce constat a conduit l’Anses à déclarer qu’il s’agissait d’un argument fort pour la création d'un nouveau tableau de maladie professionnelle. La balle est désormais dans le camp des pouvoirs publics, qui devront arbitrer la création d’un nouveau tableau concernant les leucémies myéloïdes si aucun consensus ne se dégage des discussions entre les partenaires sociaux siégeant dans les commissions de maladies professionnelles des régimes général et agricole. Un nouveau tableau permettra la réparation des préjudices pour les victimes, certes, mais l’objectif prioritaire est bien d’éviter de telles atteintes à la santé.
Or, en matière de prévention des expositions au formol, il reste beaucoup à faire. Selon les résultats de l’édition 2017 de l’enquête Sumer (pour Surveillance médicale des expositions des salariés aux risques professionnels), plus de 185 000 travailleurs étaient encore exposés au formaldéhyde, un chiffre probablement sous-estimé. La quasi-totalité des secteurs d’activité sont concernés puisque les professions et travaux ayant exposé ou exposant à cette substance ont été retrouvés dans 86 secteurs sur les 88 que compte la nomenclature des activités françaises (NAF) ! Certains travailleurs peuvent encore aujourd’hui être soumis à des niveaux d’exposition élevés. C’est le cas par exemple dans des secteurs tels que les travaux de charpente, la fabrication de placage et de panneaux de bois et de meubles à partir de ces panneaux, les services funéraires, le secteur des soins de santé (fixation au formaldéhyde), etc.

Des limites d’exposition difficiles à respecter

Une nouvelle valeur limite d’exposition professionnelle (VLEP) contraignante est bien entrée en vigueur par décret le 30 décembre 2021. Mais son respect demeure parcellaire. Des dispositions transitoires permettent aux secteurs des soins de santé, des pompes funèbres et de l’embaumement (thanatopraxie) d’appliquer jusqu’au 11 juillet 2024 une valeur plus élevée que celle prévue par le décret : 0,5 ppm au lieu de 0,3 ppm. Cela témoigne du fait qu’au moins dans ces deux secteurs l’atteinte des objectifs fixés par le décret était probablement compromise à la date de son entrée en vigueur.
Depuis le classement de la substance comme cancérogène, la mise en place de VLEP contraignantes, ainsi que l’application des dispositions de prévention prévues par le Code du travail concernant les risques toxiques ont pu conduire à une réduction globale de la proportion de travailleurs exposés tous secteurs confondus. Cependant, l’effort consenti par les entreprises doit être poursuivi.
La prévention sur le lieu de travail des risques cancérigènes, mutagènes ou reprotoxiques (CMR) se fonde prioritairement sur la substitution. Celle-ci consiste à remplacer un produit dangereux par un produit ou un procédé qui ne l’est pas du tout ou qui l’est moins. Or ce n’est pas toujours chose aisée. La substitution nécessite de faire appel, dans une approche pluridisciplinaire, à diverses compétences à l'intérieur et à l'extérieur de l'entreprise, depuis l'analyse de la problématique jusqu'à la mise en œuvre des solutions. Et c’est toute la chaîne de production, des fournisseurs jusqu’aux clients et utilisateurs finaux, qu’il faut mobiliser. La substitution, pour être efficace, doit s’inscrire dans l’écosystème économique et social de l’entreprise.

Les obstacles à la substitution

Cependant, un retour d’expérience, retracé dans une analyse publiée en 2019 et mentionné dans l’expertise de l’Anses, montre que les principaux freins à la mise en place de cette démarche de prévention ne se situent pas toujours au sein de l’entreprise. Il s’agit en l’occurrence de la mise en œuvre d’une alternative au formaldéhyde en anatomie et cytologie pathologiques humaines. Un institut d’histopathologie de l’Ouest de la France, comptant parmi les plus gros laboratoires privés d’anatomie pathologique, a entamé en 2005 une démarche de substitution du formaldéhyde par un produit à base de glyoxal. Malgré quelques difficultés, le laboratoire a pu totalement substituer le formaldéhyde entre 2007 et 2014 et traiter 90 000 dossiers par an, sans qu’aucun d’entre eux n’ait fait l’objet d’un contentieux particulier, notamment avec les médecins. L’institut a néanmoins décidé d’abandonner ce substitut au 1er janvier 2015, « les centres d’oncologie et les structures hospitalières refusant de travailler avec un fixateur autre que le formaldéhyde », est-il précisé dans l’analyse.
Bien entendu, ces refus ne sont forcément pas dénués de raison. Ils s’expliquent souvent par d’autres contraintes que rencontrent les clients ou utilisateurs. Dans le cas cité ci-dessus, ils sont liés à l’existence de standards ou de normes internationales fondées sur l’utilisation du formol. Reste à savoir si ces contraintes ne peuvent absolument pas être surmontées. En tout état de cause, cet exemple explique sans doute pourquoi cette démarche n'est pas le dispositif de prévention le plus fréquemment mis en œuvre par les entreprises. Certes, celles qui s'y engagent sont accompagnées par les institutions et professionnels de la santé au travail mais elles rencontrent parfois des freins extérieurs à leur champ de compétence et à leur pouvoir de décision qui rendent complexe la mise en œuvre de la démarche de substitution. Et c’est encore plus difficile pour les très petites ou moyennes entreprises.

Ne plus laisser le choix ?

C’est sans doute à ce moment-là que la puissance publique a un rôle à jouer. Une étude commandée par la Commission européenne a montré que la principale motivation des entreprises pour s'engager dans la substitution était bien sûr d'ordre économique (coûts, ressources, concurrence) mais aussi et surtout réglementaire. C'est-à-dire liée à l'interdiction d'utiliser une substance ou un procédé. Quand les entreprises n’ont plus le choix, elles finissent par s’organiser collectivement afin de trouver des solutions. Et elles en trouvent. C’est ce que nous montre le retour d’expérience européen concernant la mise en place de la procédure d’autorisation des substances chimiques, dans le cadre du règlement européen Reach. Bien sûr, cela ne se fera pas du jour au lendemain et sans un accompagnement spécifique des filières, notamment pour lever les freins règlementaires et normatifs. Mais à terme, la protection de la santé doit l’emporter.