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« Les risques psychosociaux sont particulièrement accidentogènes »

entretien avec Stéphanie Boini et Régis Colin, épidémiologistes à l'INRS
par Nolwenn Weiler / 12 octobre 2023

Une étude de l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS) montre que la coexposition aux risques physiques et psychosociaux multiplie par quatre les taux d’accidents du travail dans le secteur médico-social. Explications des épidémiologistes Régis Colin et Stéphanie Boini.

Comment avez-vous procédé pour démontrer une augmentation des accidents du travail en cas de coexposition aux risques physiques et risques psychosociaux (RPS) ?
Régis Colin :
Nous avons exploité les données de l’enquête « conditions de travail » de la direction statistique du ministère du Travail (Dares) que nous avons appariées aux bases de données de sinistralité de l’Assurance maladie. Ce rapprochement est inédit. Les facteurs de risques physiques retenus sont le port de charges lourdes, les postures contraignantes ou inconfortables, le bruit, les vibrations et secousses, les difficultés intrinsèques à la tâche et l’environnement de travail. S’agissant des facteurs de risques psychosociaux, nous avons pris en compte les catégories définies par le rapport Gollac de 2011, soit l’intensité du travail, les exigences émotionnelles, le manque d’autonomie, les rapports sociaux au travail dégradés, les conflits de valeur et l’insécurité de la situation de travail.
Notre étude porte sur les salariés du médico-social, de l’aide et du soin. Ces travailleurs cumulent notamment les risques physiques - port de charges lourdes et postures inconfortables - ainsi que les RPS liés aux exigences émotionnelles et aux rapports sociaux au travail dégradés. Nous montrons qu’une forte exposition à ces contraintes physiques et à ces RPS multiplie par quatre les risques d’accidents du travail (AT). Plus les expositions aux facteurs de risques physiques et/ou RPS augmentent, plus les taux d’accidents du travail sont importants. L’analyse des combinaisons de risques indique cependant que le degré d’exposition aux risques physiques importe peu : en cas d’exposition même modérée aux contraintes physiques, l’exposition aux RPS majore significativement le risque d’AT. L’organisation du travail est aussi déterminante : ne pas connaître ses horaires et ne pouvoir les modifier, travailler plus que prévu par le contrat, concilier difficilement vie professionnelle et vie personnelle sont des éléments retrouvés chez une majorité de ces travailleurs à risque élevé d’AT. De plus, la plupart de ces salariés déclarent recevoir des consignes de prévention insuffisantes et ne pas avoir suffisamment de matériel de protection à leur disposition, par exemple des gants et des masques.

Qu’est-ce que vos résultats pourraient changer pour la prévention des accidents du travail, aussi bien pour les préventeurs que pour les entreprises ?
R.C. :
Mettre en évidence qu’une coexposition aux risques physiques et aux RPS multiplie par un facteur quatre le risque d’accident du travail n’est pas anodin. Une telle analyse sur le plan épidémiologique des conséquences d’une multi-exposition n’avait jusqu’alors jamais été faite. La combinaison des risques colle d’ailleurs davantage à la réalité du terrain. Elle pourrait permettre de changer le curseur de la prévention des AT en prenant vraiment en compte les RPS. Il est nécessaire de considérer les facteurs de risque dans leur ensemble, et non de façon séparée. Enfin, l’organisation du travail est un vrai levier pour réduire les AT.

La potentialisation des AT par une coexposition aux contraintes physiques et RPS apparaît moindre dans le secteur du BTP. Comment l’expliquez-vous ?
Stéphanie Boini :
Comme dans le secteur du soin, les travailleurs du BTP et de l’industrie sont exposés au port de charges lourdes et aux postures inconfortables. S’ajoutent l’exposition aux bruits et secousses, ainsi qu’à un environnement de travail néfaste. Côté RPS, on retrouve le manque d’autonomie, l’intensité du travail, l’insécurité de la situation, le manque de soutien social. Mais contrairement au secteur médico-social, les RPS d’exigences émotionnelles et de conflits de valeur ne sont pas si élevés. Ces différences d’exposition expliquent peut-être la moindre potentialisation du risque d’AT. Autre élément à prendre en compte : le BTP compte 80 % d’hommes alors que les femmes sont surreprésentées dans le médico-social, l’aide et le soin. Or, il existe une grande différence de perception des RPS selon le genre, les femmes les déclarent davantage. Par conséquent, une partie des RPS auxquels sont exposés les hommes est invisibilisée.

Le nombre des AT a davantage augmenté ces dernières années pour les femmes que pour les hommes. Votre étude apporte-t-elle un éclairage sur ces différences de sinistralité ?
R.C. :
On peut avancer plusieurs explications. L’activité de services des métiers de la santé, un secteur très féminisé, a beaucoup augmenté depuis les années 2010. Cela peut expliquer l’augmentation en absolu du nombre d’AT pour les femmes. Dans les métiers plus masculins, une tendance à la diminution des accidents du travail est observée. Des efforts de prévention ont été menés dans des secteurs très accidentogènes et très masculins, comme le BTP ou l’industrie, qui connaissaient historiquement beaucoup d’AT. La conscience des risques d’accident et la mise en œuvre de mesures de prévention sont probablement plus tardives dans les secteurs des services et de la santé. S’agissant de nos résultats, ils ne permettent pas néanmoins de donner un éclairage par genre, puisque l’échantillon étudié compte 84 % de femmes.

Vous évoquez dans votre présentation au colloque de l’INRS de juin dernier une étude prenant en compte RPS et organisation du travail pour la prévention des AT dans les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). Cette étude en cours complétera-t-elle vos travaux ? 
S.B. :
Cette étude s’est mise en place en parallèle des recherches menées par Régis Colin, avec l’idée d’une approche globale pour la prévention des risques professionnels. Nous allons dans ce cadre nous pencher sur la démarche ALM qui vise à accompagner la mobilité de la personne aidée. La mise en œuvre des compétences d’aide à la mobilité sont intégrées depuis janvier 2023 dans le dispositif de formation à la prévention des risques liés à l’activité physique dans le secteur sanitaire et social (Prap2S) déployé par l’INRS. En apprenant à réaliser les déplacements de personnes sans portage délétère, les salariés de l’aide et du soin devraient être moins exposées aux AT et troubles musculosquelettiques (TMS) liés aux déplacements de personnes. Les relations au travail devraient aussi s’améliorer, ces compétences ALM visant le maintien de l’autonomie des personnes aidées et leur bien-être.1 .

  • 1Cette étude a débuté en janvier 2023. L’INRS est en phase de recrutement et recherche des Ehpad qui prévoient de déployer ces compétences ALM en vue de réduire les accidents du travail : etudealm@inrs.fr.