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Emplois low cost : quelles protections ?

par Stéphane Vincent / juillet 2016

Le vent de la déréglementation n'a pas fini de souffler sur le marché du travail. Des CDI de 60 heures par mois aux CDD d'usage, en passant par les nouveaux statuts de travailleur indépendant, tels que l'autoentrepreneuriat, de plus en plus d'actifs sont aujourd'hui confrontés à des conditions d'emploi précaires. Situées aux marges du salariat classique hérité des Trente Glorieuses, ces nouvelles formes d'emploi prétendent rendre le marché du travail plus flexible et constituer un remède au chômage de masse. Outre qu'elles assurent rarement à ceux qui les occupent un revenu suffisant pour vivre, elles s'affranchissent en général du financement de la protection sociale et rendent inopérants les droits construits au fil du temps pour garantir aux travailleurs la préservation de leur santé et de leur sécurité. Or les métiers concernés riment souvent avec pénibilité du travail et risques professionnels. Quid des effets à long terme en matière de santé pour les actifs concernés, de leur maintien dans leur activité ? Et des coûts induits, que la société devra prendre en charge ? Il devient urgent de se poser ces questions.

S'user la santé le temps d'une saison

par Marie-Eve Major professeure à la faculté des sciences de l'activité physique, université de Sherbrooke (Canada) / juillet 2016

Au Canada, les salariées employées par l'industrie de transformation du crabe n'ont que trois ou quatre mois pour faire les heures nécessaires à l'obtention de l'assurance-emploi qui leur permettra de vivre hors saison. Un défi qu'elles relèvent au prix de leur santé.

Forme d'emploi atypique, le travail saisonnier s'exerce sur des durées limitées. Il peut néanmoins avoir des conséquences importantes et durables sur la santé des salariés, du fait des conditions de travail qui y règnent et du contexte social et politique dans lequel il s'inscrit. C'est ce dont témoigne le cas des travailleuses saisonnières de l'industrie de la transformation du crabe, au Canada. Ces dernières ont fait l'objet d'une étude, réalisée sur une période de trois années consécutives dans deux provinces canadiennes (Québec et Terre-Neuve).

Ces femmes occupent le même emploi année après année depuis plus de quinze ans, voire trente pour certaines. Elles vivent dans des régions éloignées des grands centres urbains, où l'usine de transformation est souvent l'un des principaux employeurs et où peu d'emplois de rechange sont disponibles. La saison de travail s'étire sur trois à quatre mois. Si une travailleuse cumule suffisamment d'heures au cours de la saison de travail, elle est éligible à l'assurance-emploi. Or l'accès à celle-ci constitue l'unique source de revenu pour ces travailleuses lors de la période hors saison. L'étude citée précédemment s'est attachée à analyser les caractéristiques du travail saisonnier et les enjeux de santé qu'il pose pour ces femmes.

Dans l'industrie de la transformation du crabe, à l'instar des usines agroalimentaires, les travailleuses et travailleurs sont exposés à un travail répétitif. S'y ajoutent des postures contraignantes, une cadence élevée, des efforts physiques importants... D'autres facteurs de risque liés à l'environnement physique du travail, comme le froid, le bruit, les planchers de ciment ainsi que le contact prolongé des mains et des pieds avec de l'eau froide, ont été relevés. Enfin, des facteurs de risques psychosociaux ont aussi été identifiés, tels que le manque d'autonomie et la monotonie du travail.

Des semaines de 79 heures

Ces expositions professionnelles s'inscrivent dans un contexte caractérisé par de fortes contraintes temporelles, liées à la saisonnalité et à l'environnement. Les salariées peuvent réaliser de longues journées de travail : plus de 15 heures par jour. Idem au niveau hebdomadaire, avec des semaines de 79 heures. Elles peuvent aussi cumuler un nombre important de jours de travail consécutifs sans jour de repos - jusqu'à 20 - et des horaires irréguliers et imprévisibles : elles sont parfois informées la veille ou quelques heures seulement avant le début de leur quart de travail de la fin de celui-ci. Quand ce n'est pas en cours de journée !

Ces pressions temporelles n'apparaissent pas progressivement au cours de la saison, ce qui permettrait une certaine préparation ou adaptation à la charge de travail. Elles s'imposent dès le début de saison, pour permettre à l'entreprise de minimiser les aléas potentiels engendrés par les fluctuations de la ressource naturelle et les conditions météorologiques.

Ces heures de travail accomplies prennent également tout un sens pour les travailleuses, car chacune d'elles est un pas vers l'éligibilité à l'assurance-emploi. Pas question d'en manquer une ou encore de s'absenter pour un problème de santé, et ce, même s'il est lié au travail.

Ce travail très intensif et sur de longues périodes a bien entendu des conséquences sur la santé de ces femmes. Ce que révèle une étude ayant suivi une cohorte de travailleuses du secteur. Toutes ces salariées ont rapporté des problèmes de santé musculo-squelettiques : un portrait qui serait à l'image de la très grande majorité des travailleuses et des travailleurs saisonniers de cette industrie, selon des professionnels de la santé interrogés dans la région. Plus précisément, la plupart d'entre elles ont évoqué des douleurs à au moins une zone des membres supérieurs (épaules, coudes, poignets, doigts) et au dos (haut, milieu et bas du dos), ces douleurs persistant, de façon générale, sur toute la saison. En outre, pour certaines régions corporelles, en particulier les épaules, l'intensité des douleurs a été décrite comme élevée, et ce, également sur la durée complète de la saison.

D'autres problèmes de santé ont par ailleurs été rapportés, tels que des troubles cardiaques et respiratoires. A titre d'exemple, quelques jours avant le début de la saison, une des travailleuses suivies dans l'étude a été victime d'un infarctus du myocarde. Elle était néanmoins au travail dès le premier jour de la saison. Ces salariées gèrent et endurent leur douleur en se disant que ce n'est que temporaire, le temps d'accumuler les heures pour être éligibles à l'assurance-emploi, car, après tout, le travail saisonnier n'est qu'une "claque à donner"

Pour parvenir à "tenir le coup", elles ont développé diverses stratégies qui leur permettent de gérer leur douleur : demander l'aide d'une ou d'un collègue ; réaménager l'emplacement et la disposition d'outils et d'équipements sur le poste de travail ; varier la posture de travail ; modifier la façon de faire les tâches ou encore leur ordre d'exécution. Ces stratégies s'avèrent néanmoins parfois insuffisantes.

"Manger des patates en poudre vite fait"

Les travailleuses vont alors élaborer des stratégies à l'extérieur du cadre du travail. Certaines disent consulter leur médecin avant chaque début de saison, pour recevoir des injections de cortisone ou d'autres substances antalgiques. D'autres soulignent l'importance de l'aide de leur conjoint et de leur famille pour s'occuper des tâches ménagères, afin qu'elles puissent "se préserver" le temps de la saison. La planification de leur période de travail en fonction du peu de temps et d'énergie qu'elles pourront consacrer, par exemple, à la préparation des repas ou à l'entretien de la maison est également un incontournable. Ainsi, pour l'une, c'est "acheter du déjà cuisiné" ou encore "manger des patates en poudre vite fait". Pour une autre, c'est profiter de la période hors saison pour tout préparer : "Si je travaille ici trois mois, c'est deux repas par jour, pendant 90 jours... Cela fait que je passe mon hiver à faire beaucoup, beaucoup de repas congelés, tout ce qui peut congeler, de façon inimaginable, je vais le faire."

Des stratégies qui n'empêchent pas l'apparition d'importants problèmes de santé chroniques. Déclarer qu'on n'est plus en mesure de prendre son petit-fils de 1 an dans les bras, qu'on est coiffée par sa fille, que c'est le conjoint qui lave le dos ou la collègue de travail qui attache le tablier... tout cela met en évidence des répercussions sur la santé qui vont bien au-delà des trois à quatre mois que dure la saison. Cela montre aussi combien ces quelques mois de travail saisonnier conditionnent toutes les dimensions de la vie de ces femmes.

En savoir plus
  • Etude ergonomique du travail saisonnier et de ses impacts sur les stratégies et les troubles musculo-squelettiques de travailleuses d'usines de transformation du crabe, par Marie-Eve Major, thèse de doctorat, université du Québec à Montréal, 2011. Consultable sur www.archipel.uqam.ca

  • "Elaboration d'un cadre de référence pour l'étude des stratégies : analyse de l'activité et étude de cas multiples dans deux usines de crabe", par Marie-Eve Major et Nicole Vézina, 2011. Consultable sur http://pistes.revues.org/1843

  • "Analysis of worker strategies : a comprehensive understanding for the prevention of work related musculoskeletal disorders", par Marie-Eve Major et Nicole Vézina, International Journal of Industrial Ergonomics, vol. 48, juillet 2015.