© Benjamin Tejero

Nuisances sonores : un risque à bas bruit

par Nathalie Quéruel / juillet 2022

C’est un risque professionnel aussi vieux que l’industrie mais qui, depuis plusieurs années, passe sous les radars de la prévention. Certes, l’exposition au bruit n’est pas mortelle. Mais elle endommage chaque année, sans que personne s’en émeuve, les capacités auditives d’environ 26 000 salariés, dont une infime partie seulement – 500 personnes – voit cette atteinte reconnue en maladie professionnelle. Sans compter que les assignés à l’open space, de plus en plus nombreux, éprouvent des nuisances sonores causant non seulement de la gêne dans l’exécution de leurs tâches, mais aussi de la fatigue, des troubles du sommeil et, partant, d’autres problèmes de santé, comme des pathologies cardiovasculaires.
Cette banalisation du « risque bruit » est d’autant moins acceptable que la technologie pour faire la guerre aux décibels a fait des progrès. Il n’est pas d’usines, d’ateliers de fabrication, de crèches ou de bureaux partagés qu’on ne puisse isoler phoniquement. Mais cette prévention collective – qui devrait légalement s’imposer en priorité – n’a pas la faveur des employeurs, qui croient remplir leurs obligations réglementaires en misant sur les casques antibruit et autres bouchons d’oreille. Or, on connaît les limites de ces équipements de protection individuelle, que les salariés enlèvent de temps à autre, parce qu’ils sont inconfortables ou entravent les échanges avec des collègues. Pourtant, et ce dossier le montre, il est possible de faire baisser d’un ton les lieux de travail, au bénéfice de tous.

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La surdité, mal reconnue donc mal prévenue

par Anne Marchand, sociologue et historienne / juillet 2022

500 surdités d’origine professionnelle sont indemnisées en moyenne chaque année pour plus de 25 000 estimées. Le système trop restrictif de réparation n’incite pas les entreprises à investir dans des mesures de prévention pour limiter l’exposition au bruit.

Le travail rend sourd ! Et de très nombreux salariés exposés au bruit ne s’en rendent compte que trop tard, alors qu’il n’existe aucun traitement curatif. Ceux qui souffrent d’atteintes auditives ne sont, pour leur très grande majorité, pas reconnus victimes d’une maladie professionnelle. En 2019, seuls 530 d’entre eux ont pu bénéficier d’une prise en charge liée à cette reconnaissance, alors qu’ils auraient dû être… 25 500, selon le dernier rapport sur la sous-déclaration des atteintes professionnelles remis au Parlement et au gouvernement.
Avec près d’une reconnaissance d’hypoacousie pour 100 000 salariés, la France se situe loin derrière le Danemark (25 pour 100 000) et l’Allemagne (14 pour 100 000). Supporté par l’Assurance maladie, et donc la collectivité, le coût de cette sous-déclaration est évalué à près de 10 millions d’euros, un montant qui aurait dû être pris en charge par la branche accidents du travail-maladies professionnelles de la Sécurité sociale, financée par les employeurs. Rappelons que l’exposition aux nuisances sonores fait partie des facteurs de risque ouvrant droit, sous certaines conditions, dans le compte professionnel de prévention (C2P) à une retraite anticipée pour compenser la pénibilité du travail.

Des modalités diagnostiques complexes

Il faut dire que les critères du tableau de maladie professionnelle n° 42, consacré à l’« atteinte auditive provoquée par les bruits lésionnels », sont extrêmement restrictifs et que leur lecture est quasiment incompréhensible pour les néophytes. Au regard des autres tableaux, la complexité de celui-ci est presque sans pareille. En 2003, après cinq années de mobilisation, les représentants des syndicats et de la Fnath (Association des accidentés de la vie), siégeant au sein de la commission du Conseil d’orientation des conditions de travail (Coct) où se négocie la définition des tableaux, n’ont pu obtenir qu’une révision a minima. Un rapide coup d’œil à la colonne consacrée à la désignation de la maladie donne une idée de la très forte résistance des représentants patronaux à indemniser cette usure liée au travail, au prétexte de sa nature multifactorielle : pas moins de 26 lignes caractérisent la pathologie, là où une seule est nécessaire dans le cas du cancer bronchopulmonaire primitif lié à l’amiante, par exemple.
A la définition médicale, s’ajoutent ici des modalités diagnostiques d’une grande précision : nature des examens à réaliser, délais pour les effectuer, niveau de handicap pris en compte. Des aggravations éventuelles du déficit auditif ne sont pas retenues, alors que des critères techniques pointus comme le niveau de modulation des bandes de fréquence entrent en jeu. Ironie de l’histoire, le déficit pris en compte est celui qui porte… sur la « meilleure » oreille. En outre, les modalités sont loin d’être à la portée de tous les médecins ORL : le plus souvent, ignorants de ces subtilités médico-légales, ils poseront un diagnostic de surdité sans se préoccuper des critères attendus pour la reconnaissance en maladie professionnelle de leur patient. Et tous ne disposent pas des équipements médicaux nécessaires pour réaliser les examens demandés.
Quant aux médecins généralistes, la directrice des risques professionnels de l’Assurance maladie, Anne Thiebeauld, a elle-même souligné, lors d’une audition devant la Cour des comptes en 2022, la « stagnation, voire le recul des inscriptions aux demandes de formation continue en matière de risque professionnel ». On mesure dès lors combien la rédaction des certificats médicaux en maladie professionnelle peut être aléatoire : une simple erreur dans les modalités diagnostiques, et la maladie d’un salarié ne peut être prise en charge. Et quand elle l’est, c’est une bataille autour de la qualification des taux d’incapacité permanente partielle, généralement bas, pour une indemnisation peu élevée. Voilà qui dissuade de s’engager dans ces démarches.

Un cercle vicieux

Résultat, plusieurs dizaines de milliers de personnes rendues sourdes par le travail ne sont pas reconnues comme telles. Celles aux carrières les plus morcelées, précaires, sont les plus concernées, en lien avec un suivi médical défaillant des services de santé au travail. Et le cercle devient vicieux : moins il y a de cas de surdité inscrits dans les statistiques des maladies professionnelles, moins le projecteur éclaire ce risque. De fait, le nombre de surdités indemnisées par le système de réparation était de 1 034 en 1991, il est de la moitié aujourd’hui. Mais cela ne signifie pas que le niveau de bruit en entreprise ait diminué sur la même période, au contraire (voir cet article du dossier) ! Les données de la réparation n’offrent donc qu’une vision terriblement déformée de la réalité du risque lié aux nuisances sonores.
Pourtant, la réparation pourrait jouer ici à plein son rôle de levier pour la prévention, alors que cela s’avère plus complexe dans le cas des cancers et des risques à effets très différés dans le temps. Une surdité reconnue professionnelle parmi les salariés d’un espace de travail ne représente-t-elle pas, en effet, l’indice de l’existence de nuisances sonores pathogènes dans ce lieu ? Face à une telle situation, il devrait être possible d’intervenir auprès des travailleurs encore en poste, pour prévenir d’autres pertes d’audition. La reconnaissance d’une surdité professionnelle constitue ainsi un véritable encouragement à établir une cartographie du bruit, à réaliser une campagne d’audiogrammes auprès des salariés et à les analyser, dans la perspective de réduire les décibels. Cela peut également être l’occasion d’identifier des déficits auditifs encore imperceptibles par les personnes elles-mêmes : avant que la surdité ne s’aggrave, on pourrait envisager un reclassement sur d’autres postes de travail, non exposés, lorsque cela est possible. Le système de réparation pourrait ainsi contribuer à la réduction du bruit au travail, à condition d’en faire un objectif central, dès la conception des machines ou l’aménagement des locaux, y compris dans l’organisation du travail – le recours aux bouchons d’oreille n’intervenant qu’en dernier ressort.