© Patrice Raveneau
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Le gouvernement renonce à affaiblir la faute inexcusable de l’employeur

par Fanny Marlier / 20 octobre 2023

Face à l’embarras des organisations syndicales et à la colère des associations de victimes d’accidents du travail et de maladies professionnelles, le ministre du Travail a annoncé le 18 octobre le retrait de l’article 39 du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS). 
 

« C’est un ouf de soulagement pour toutes les victimes d’accidents du travail ou de maladies professionnelles », lâche Sophie Crabette, secrétaire générale de l’association des accidentés de la vie (Fnath). « Le gouvernement soutiendra donc, dans le débat et la navette parlementaire, les propositions de retrait de l’article 39 [du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) pour 2024] », a-t-elle pu lire dans le courrier du ministre du Travail adressé le 18 octobre à l’ensemble des partenaires sociaux. C’était juste avant de rentrer en audition au Sénat sur ce sujet délicat.
Depuis une dizaine de jours, avec ses collègues de l’Andeva (Association nationale de défense des victimes de l’amiante) et de l’Anadavi (Association nationale des avocats de victimes de dommages corporels), elle bataillait à coup de plaidoyers, de courriers aux parlementaires, de messages aux organisations syndicales, de réunions, contre ce projet de texte qui réduisait l’indemnisation des accidents du travail et des maladies professionnelles en cas de faute inexcusable de l’employeur.

« Un véritable coup de massue »

Flash-back. Fin septembre, la découverte de l’article 39 du PLFSS déclenche une onde de choc au sein des associations de victimes de risques professionnels. Alain Bobbio, secrétaire national de l’Andeva, parle d’un « véritable coup de massue ». En pleine contradiction avec la campagne gouvernementale contre les accidents graves et mortels, ce texte vise ni plus ni moins à réduire l’indemnisation des victimes lorsque l’employeur a commis une faute inexcusable. Ce sera donc à la fois un manque à gagner pour elles et un cadeau aux employeurs fautifs, ceux qui n’ont pas respecté leur obligation de sécurité, c’est-à-dire l’application des neufs principes généraux de prévention inscrits dans le Code du travail. La Fnath parle de « farce sociale » dans un communiqué cinglant. « Comment peut-on inciter les entreprises à agir en prévention primaire, à lutter contre l'usure professionnelle et le risque de désinsertion si, dans le même temps, on allège les condamnations des entreprises qui trichent avec le droit ? », s’interroge de son côté l’Andeva. Les associations de victimes sont d’autant plus remontées qu’elles ont obtenu une importante victoire judiciaire, le 20 janvier dernier, après une quinzaine d’années d’une bagarre acharnée.

Retournement de jurisprudence

Ce jour-là, l’assemblée plénière de la Cour de cassation rendait deux arrêts très favorables à l'indemnisation des salariés victimes d’accidents du travail et de maladies professionnelles, en cas de faute inexcusable de l’employeur. Un retournement de jurisprudence. Contrairement à ce qu’elle jugeait depuis 2009, la Cour de cassation a considéré que « la rente versée par la caisse de sécurité sociale aux victimes d’accidents du travail ou de maladies professionnelles (...) n’indemnise pas leur déficit fonctionnel permanent, c’est-à-dire les souffrances qu’elles éprouvent par la suite dans le déroulement de leur vie quotidienne ».
Derrière ce jargon peu compréhensible, à part pour quelques experts, il est acté que le fameux déficit fonctionnel permanent doit être indemnisé en plus puisqu’il n’est plus compris dans la rente. D’ailleurs, depuis le 20 janvier, les décisions judiciaires pleuvent en faveur des victimes. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, le 11 octobre dernier, sur décision de la cour d’appel de Rennes, un travailleur atteint d’une péricardite sévère liée à une maladie de l’amiante a été indemnisé à hauteur de 350 000 euros. En première instance, avant donc les deux arrêts de la Cour de cassation, il n’avait obtenu que 50 000 euros. Avec l'article 39 du PLFSS, le gouvernement a tenté d’effacer d’un trait les bénéfices apportés par les arrêts de la Cour de cassation au motif qu’ils entraîneraient « une forte augmentation des dépenses tant des employeurs que de la branche AT-MP », assume l’étude d'impact du projet de loi.
Un autre aspect du projet a visé directement les victimes de cancers professionnels en général, et de ceux liés à l’amiante en particulier. En écrivant que l’indemnisation des souffrances physiques et morales ne pourra intervenir qu’« avant la consolidation », le texte exclut les malades de cancers. En effet, spécifiquement pour ces derniers, la consolidation intervient au moment du certificat médical initial, soit quasiment au moment du diagnostic de la maladie. « La nouvelle loi annule donc toute réparation des souffrances physiques et morales des personnes atteintes de cancers professionnels », martèle Michel Ledoux, avocat des victimes de l’amiante.

« Le ver était dans le fruit »

Pour appuyer sa démarche, le gouvernement a pris soin de souligner que l’article 39 vise à transposer dans la loi les termes de l’accord national interprofessionnel (ANI) signé à l’unanimité par les partenaires sociaux le 15 mai 2023. Cet ANI, salué par de nombreux observateurs, comportait des dispositions passées relativement inaperçues mais qui, de fait, ont encouragé le gouvernement à avancer sur ce dossier. Ainsi, on pouvait y lire, page 21 : « Les partenaires sociaux rappellent que leur objectif premier est de faire en sorte que les victimes bénéficient d’une juste réparation à la hauteur de leur situation. Ils demandent à ce que les derniers arrêts de la Cour de cassation du 20 janvier 2023 qui interrogent certains aspects de la réparation ne remettent pas en cause ce compromis [sur la réparation forfaitaire des préjudices de 1898 ; voir encadré ci-dessous]. Pour ce faire, ils appellent le législateur à prendre toutes les mesures nécessaires afin de garantir que la nature duale de la rente AT/MP ne soit pas remise en cause. » « Le ver était dans le fruit, regrette Me Karim Felissi, le conseil de la Fnath, car la nature duale de la rente, c’est précisément ce à quoi la Cour de cassation a mis fin le 20 janvier, au bénéfice des victimes. »

L’indemnisation des victimes d’AT-MP, un compromis social hérité du XIXe siècle
Fanny Marlier

À l’origine, l’indemnisation des accidents du travail et des maladies professionnelles est le résultat d’un compromis social retranscrit dans les lois de 1898 (pour les accidents du travail) et de 1919 (pour les maladies professionnelles), en vertu duquel les salariés victimes n’ont pas à entamer de démarches trop lourdes de démonstration d'une faute de l’employeur. En échange de cette « simplification », ils ne bénéficient que d’une réparation forfaitaire et non intégrale des préjudices, comme c’est le cas, par exemple, pour les accidentés de la route. Cette indemnisation, calculée en fonction du salaire et du taux d’incapacité permanente partielle (IPP), est réglée par la branche AT-MP de la Sécurité sociale, financée à 100 % par les cotisations patronales.
En revanche, en cas de faute inexcusable de l’employeur démontrée par le salarié devant les tribunaux, le caractère forfaitaire de la réparation est abandonné. Le salarié bénéficie dans ce cas d’une indemnisation complémentaire qui n’est pas tout à fait une réparation intégrale des préjudices, mais qui s’en rapproche. Celle-ci est payée par l’employeur ou par son assurance.
En résumé, la faute inexcusable de l’employeur agit comme une menace financière lourde (parfois plusieurs centaines de milliers d’euros) et contraint ainsi le dirigeant d’entreprise à être irréprochable vis-à-vis de la prévention des risques professionnels imposée par le Code du travail.

Que s’est-il passé ? Les organisations syndicales ont-elles été dupées ? Prises de court, confrontées à la levée de boucliers des associations, elles ont très vite réaffirmé vouloir améliorer la réparation financière des victimes, et renforcer la voix des partenaires sociaux dans la gouvernance de la branche AT-MP. « À l’origine, les signataires de l’ANI souhaitaient redéfinir ce que le système de rentes venait indemniser, se défend Eric Gautron, secrétaire confédéral Force ouvrière en charge de la protection sociale. Mais l’article 39 va bien au-delà de nos demandes et vient même en contredire plusieurs points. »
Même constat pour la CFDT qui, dans un document interne que nous nous sommes procurés, précise que « la rédaction telle que proposée dans le PLFSS est une atteinte à une juste réparation du préjudice subi par les victimes, qui plus est lorsque le préjudice résulte d’une faute inexcusable de l’employeur. Pour la CFDT, cela va à l’opposé des valeurs de justice sociale qu’elle défend au travers de ses actions auprès des salariés victimes d’accidents du travail et de maladies professionnelles. »

Exclure la faute inexcusable de la réforme

Sommées de se positionner par le ministre du Travail – lui-même alerté par les retours du rapporteur en charge de la branche AT-MP dans le cadre du PLFSS, le député LFI de la Somme François Ruffin, ainsi que par Didier Le Gac, député Renaissance du Finistère et président du groupe d’étude amiante de l’Assemblée nationale –, les organisations syndicales lui ont adressé, le 16 octobre, un courrier que nous avons pu consulter. Sans aller jusqu’à demander le retrait de l’article 39, elles réclamaient, a minima, une réécriture en profondeur du texte sur plusieurs aspects importants et souhaitaient exclure la faute inexcusable de la réforme. Un positionnement évidemment non partagé par les organisations d’employeurs : dans un courrier de réponse au ministre daté du 17 octobre, les employeurs arguaient que « l’ANI du 15 mai 2023 n’a pas entendu exclure la faute inexcusable de l’employeur. »
Face à ces tergiversations, le ministre du Travail a estimé plus raisonnable de retirer l’article litigieux. « Dans ce contexte, est-il écrit dans son courrier du 18 octobre, les conditions d’une transposition intégrale et fidèle de l’ANI ne sont pas réunies. Son processus de transposition est donc suspendu pour laisser place à de nouvelles discussions entre les partenaires sociaux. »
Tout est bien qui finit bien. Mais la Fnath et l’Andeva, qui ont compris la leçon, ont annoncé la couleur dans leurs communications respectives : pas question que les futures discussions sur ces sujets de la réparation due aux victimes ne se fassent dans leur dos !

Arrêts maladie : les contre-visites des employeurs décisionnaires
Fanny Marlier

Parmi les articles du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS), l’article 27 a particulièrement fait bondir les médecins traitants. En confiant un rôle d'arbitre aux contre-visites des employeurs, le texte franchit une étape supplémentaire dans la chasse aux arrêts de travail pour maladie. Si le texte passe en l’état, les indemnités journalières pourront être suspendues aussitôt que le médecin mandaté et rémunéré par l’employeur estime que l’arrêt maladie n’est pas justifié. Jusqu’à ce jour, celui-ci rendait un simple avis au service de contrôle médical de l’Assurance maladie, seul compétent pour suspendre ou non le versement des indemnités journalières.
Par ailleurs, le projet prévoit l’interdiction d’une prescription en téléconsultation d’un arrêt maladie de plus de trois jours. Autrement dit, au-delà du délai de carence à partir duquel sont versées les indemnités. Ces mesures sont justifiées par la hausse de 8,2 % des dépenses d’indemnités journalières en 2022, hors Covid, les portant à un « plateau plus élevé qu’avant la crise », selon l’Assurance maladie.
MG France, plus grand syndicat des médecins généralistes, a appelé dans un communiqué à la suppression de l’article 27 du PLFSS. Le syndicat craint que « les délais administratifs et les difficultés de certains de [leurs] patients » face aux demandes de recours auprès de l’Assurance maladie ne privent d’indemnités journalières « les plus fragiles d’entre eux ». « Si la lutte contre la fraude est indispensable, la casse sociale n’est pas une option », estime MG France. De nombreux médecins ont dénoncé déjà fin juin une campagne de contrôle de la Sécu sur les arrêts maladie ne tenant compte ni du vieillissement de la population active ni des difficultés de leurs patients au travail.

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